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Corpus Baselitz, voyage dans les limbes

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Publié le , mis à jour le

Cette année, les 80 ans de Georg Baselitz sonnent le glas d’une ancienne vie artistique. Au musée Unterlinden, on célèbre désormais une nouvelle mise à nu et une technique inédite. 70 œuvres comprenant peintures, dessins et sculptures empoignent le visiteur foudroyé par le puissant déséquilibre de ces corps inversés et mutilés comme des dizaines de Christs endoloris. Là où plus bas trône fièrement le retable d’Issenheim, l’artiste allemand impose sa trace sur les murs blancs, perpétuant la lignée des grands maîtres de l’art.

Vue de l’exposition « Corpus Baselitz » au musée Unterlinden © Musée Unterlinden

Allongé sur un lit d’hôpital, Baselitz s’observe du dessus, comme en pleine expérience de décorporation. Son âme voyage pour mieux comprendre son corps affaibli et le travail de l’âge. Sur fond noir en hommage aux vieux retables allemands, le jaillissement de la couleur carnée fait entrer la lumière. Puis le corps émerge par fragments. Ce genou si douloureux, cette épaule si diminuée. Par-dessus, au calame, l’artiste trace les lignes de son anatomie pour que la silhouette prenne chair, que la ligne décide. 

De corps en corps, l’univers stellaire fait rentrer la matière en apesanteur. En s’arrêtant à chaque étape, le visiteur flotte et s’enfonce chaque fois un peu plus loin dans un gouffre temporel. 

Auréolée de blancheur, c’est la femme en entier qui sombre dans les abysses, les membres relâchés, la tête inclinée et les cheveux attirés par le vide. Dans l’eau, il ne reste plus que le noir des profondeurs et l’aspect onduleux d’une silhouette. Les éclaboussures agissent comme des bulles et le blanc livide du corps se débarrasse de toute vie restante. 

Georg Baselitz (1938– ), Dystopische Glocken, 2015, Huile sur toile, H. 400 x l. 600 cm Collection particulière, © Georg Baselitz 2018 – Photo Jochen Littkemann, Berlin

En écho à son idole Otto Dix qui peignit ses parents sur un canapé, Baselitz se met en scène avec sa femme Elke, le mobilier doucement suggéré par des traits blancs. À l’envers, ils glissent sagement vers leur destin, vers une mort certaine. Mais le rose sauve le tragique, dépeint la vie dans sa candeur. La couleur subsiste à l’image du peintre menacé par l’âge.

Puis sur un format horizontal, le noir s’empare de la toile. L’épaisse pâte de peinture façonne des pieds racinaires, des mollets jusqu’aux genoux. Dans l’esprit du motif, on imagine le schéma se dérouler à l’infini et laisser apparaître d’autres corps inertes. « De retour » ou la perpétuelle renaissance de l’âme.

Avec « Descente », le nu descend les escaliers. Vue en plongée, la tête absente comme si nous regardions notre propre corps avancer tout droit vers le précipice. Le vertige s’installe, on se verrait bientôt tomber. C’est le déclin qui guette doucement. Descente aux enfers, pente de l’introspection, memento mori ou les trois à la fois ? 

Georg Baselitz (1938– ), Ankunft demnächst, 2017, Huile sur toile, H. 240 x l. 210 cm Collection particulière, © Georg Baselitz 2018 – Photo Jochen Littkemann, Berlin

Rien ne s’évanouit tant que la main de l’artiste ne s’arrête plus. Le sujet revient, encore et encore, le nu descendant seul ou à deux, de face ou de dos. Les dessins aussi s’exhibent et saisissent cette même torture spirituelle en touches de pinceau aquarellé et encré. C’est l’évanescence du lavis qui accueille le trait griffonné. Les pieds, toujours allongés, les genoux cernés, les cuisses musclées, le sexe gribouillé et la tête, de multiples fois barbouillée d’encre. 

Quand Baselitz sculpte, il n’y va pas de main morte. Et comme tout grand artiste, l’incroyable technicité s’efface au profit de l’âme artistique. C’est en évidant un tronc d’arbre à coups de tronçonneuse, que le virtuose obtient ces sculptures charbonneuses propice au toucher. À côté des premiers dessins de sexe en érection, un tipi en bois attire le visiteur dans son antre féconde. À l’étage, deux crânes liés par une colonne vertébrale rappellent les hochets enfantins souvent représentés sur les peintures du XVIIe siècle. 

Puis un corps rose. Sur fond de larges coups de brosse, c’est la pulvérisation de peinture carnée qui recouvre la matière blanche. La teinte pêche souffle sur la toile en contestation à l’épiderme lacéré et verdâtre du Christ visible sur le retable d’Issenheim. C’est le rose de l’enfance, de la chair neuve qui vit son premier jour dans une miraculeuse réincarnation. Titre de l’œuvre : « Le début est la sortie ».

Avec sa dernière peinture, Baselitz convoque ses maîtres. Comme Cranach ou de Vinci avant lui, il prit le nom de sa ville comme signature. Désormais, il tente de rétablir une vérité ou d’élucider le mystère d’une création simultanée entre deux icônes. Avec son « Cher Marcel, cela vous l’avez volé à Picasso », il fait référence à un dessin du peintre espagnol réalisé en 1910 et décomposant le mouvement d’un nu. Deux ans avant que Marcel ne peigne son chef d’œuvre révolutionnaire. Sur sa nouvelle toile, Baselitz peint trois personnages tête en bas, descendants de concert un escalier imaginaire. En se rapprochant, des traces de pieds piquent notre curiosité…

« Je peins toujours sur le sol, parce que je pense que le monde est mieux organisé sur le sol. J’utilise de très grandes toiles, et si je veux être au centre, je dois marcher dessus. (…) Au début, je marchais sur des planches de bois, afin de ne laisser aucune empreinte sur les toiles. Puis j’ai enlevé les planches pour que vous voyiez les traces de pas. » expliquait Baselitz en1995.

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