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Odilon Redon, poésie et symphonie de l’étrange

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Publié le , mis à jour le

Odilon Redon, la littérature et la musique, c’est parti depuis le 2 juin au musée Kröller-Müller d’Otterlo ! Le musée hollandais détenait déjà plus de 200 œuvres de l’artiste et à ce titre, pouvait largement se permettre d’élaborer une minutieuse rétrospective. Mais ce sont les harmonies et les belles-lettres qui envahissent cette exposition enrichie en différents prêts du musée d’Orsay ou du Rijksmuseum, relatant les prétextes choisis par le pastelliste pour laisser libre cours à sa monstrueuse imagination. Et on comprend pourquoi. « Je fus un fidèle écouteur aux concerts; j’ai eu constamment dans la main un beau livre. » disait-il dans son Journal, 1867–1915.

Vue de l’exposition Odilon Redon. La littérature et la musique, photo: Marjon Gemmeke

« Mon père me disait souvent : « Vois ces nuages, y discernes-tu, comme moi, des formes changeantes ? » Et il me montrait alors, dans le ciel muable, des apparitions d’êtres bizarres, chimériques et merveilleux. » Journal, 1867–1915.

Soudain, dans les nuages…

Odilon Redon, L’art céleste, 1894, collection privée

Ouverture sur Hommage à Goya, 1885. Six fusains, six « noirs » racontent un rêve où figurent un visage, une fleur humaine, un fou, des têtes embryonnaires, un jongleur et puis… la figure de la raison, « la déesse de l’intelligible », le réveil brutal qui extirpe de la torpeur créative. Le clair-obscur maîtrise le vaporeux et l’imprécis. Certains s’attardent sur la lumière, ses effets et ses nuances. Redon semble méditer davantage sur le monde des ombres où tout s’envisage et rien ne se dévisage. 

Ici, l’artiste se fait poète, écrivant les vers sous ses dessins, devenant ainsi l’illustrateur de sa propre création. Mais gare à vous, car le terme d’illustrateur ne saurait l’accommoder tant il paraît réducteur. Un Baudelaire ou un Flaubert sont en réalité une stimulation de son imaginaire, une belle excuse pour agiter le crayon manié par son esprit onirique.

Dans cette société du divertissement immédiat, l’art suggestif s’invite subtilement et entraîne le visiteur dans une évasion éphémère, où l’étrange et le beau n’ont pas de mots, seulement ceux qu’on veut bien lui donner. Car les titres sont souvent des contraintes pour Redon, et le musée s’efforce de traduire l’imperceptible sens de ses œuvres si délicieusement mystérieux. Selon l’artiste, « Le titre n’y est justifié que lorsqu’il est vague, indéterminé, et visant même confusément à l’équivoque. Mes dessins inspirent et ne se définissent pas. Ils ne déterminent rien. Ils nous placent, ainsi que la musique, dans le monde ambigu de l’indéterminé. »

Les références, hommages et invocations en toutes sortes se succèdent dans le genre littéraire comme dans le genre musical. Dans ce dernier, c’est L’art céleste qui chuchote au creux de l’oreille la dimension astrale de la musique. La composition est une symphonie de courbes voluptueuse, les symboles participent à la célébration de l’art sonore. L’ange violoniste parvient à l’écouteur satisfait. Sérénité, contemplation. La musique du silence prend son envol pour rejoindre les sciences de l’univers, astrologie romantique ou géométrie des étoiles. 

…le cheval ailé, d’un coup de sabot…

Odilon Redon, Pégase, 1895–1900, collection privée

Rien n’est figé dans ce monde fantastique, les créatures et les symboles cohabitent en harmonie dans le cycle infini de la vie. L’embryon évoqué précédemment traduit cet intérêt scientifique pour l’invisible et le microscopique, mais aussi le commencement qui agite les esprits fin XIX° siècle. Son ami Armand Clavaud, botaniste et spécialiste dans la physiologie végétale, initie Redon à cet univers du petit liant l’humain, l’animal et le végétal. Dans ses fusains Origines, les créatures imaginaires se succèdent et retracent une version plutôt originale de l’évolution humaine. L’hideux cyclope, la sirène et le centaure puis enfin l’homme, cherchant la lumière dans les ténèbres pour naître ou renaître à nouveau.

La couleur jaillit parmi les noirs, et quel effet palpitant ! Le bleu velouté électrise l’œil et l’emporte dans un flot chaleureux d’orangé ou de violet. Le ciel, plus que jamais impalpable, indéfinissable, magique. Le vol de Pégase vient scinder les nuages. Le cheval recourbé, en plein hennissement, s’apprête à frapper la terre de son sabot enchanté. L’inspiration est là, tout près, hantant les visions terribles du poète. 

Dans l’ombre, le Pégase se fait capturer. Le noir prédomine et les quelques touches de lumière révèlent furtivement le tragique de la scène. Les ailes se tiennent encore à la verticale, mais le cheval lui, ploie dans une courbe asservissante qui s’achève sur l’homme abattu. Attristé par son acte ou son impuissance à créer ?

…fit apparaître la muse…

Odilon Redon, La liseuse, 1895–1900, collection privée

Lorsque Redon s’éprend de Wagner, il s’attarde sur Brunehilde. Guerrière en armure, elle s’adoucit peu à peu au fil du fusain pour une beauté italienne qui évoque tantôt Botticelli tantôt de Vinci à la craie rouge, qu’il admirait pour son intelligente exploitation du mystère.  

La femme Redon, vierge ou fatale, spectre ou réelle, demeure étrange. L’importance du visage efface parfois les corps sans courbes, les traits fins et grands yeux établissent un portrait commun, parfois enfantin. Inspiré par la princesse Salomé, l’artiste livre des représentations colorées sur couches de pastel et installe une sépulcrale verticalité des traits.

Sur le Cyclope, la fascinante créature à un seul œil se dégage sur un ciel doux, et la femme nue allongée dans la nature en pourrait presque être oubliée. Entouré par une végétation luxuriante traitée par couches de couleurs en reliefs, le corps dénudé s’épanouit dans un fœtus. Entre épanouissement sexuel et accouchement, la femme se célèbre.

Les têtes seules ou décapitées s’immiscent ensuite. Chez Persée, la peinture à l’huile donne à voir un visage caractéristique. Chez Orphée, l’abondance de cheveux étonne, en écho à l’eau calme. Chez Jean le Baptiste, l’endormissement apaise les expressions. 

…auréolée et songeuse

Odilon Redon, Ophélie, la cape bleue sur les eaux, 1900 – 1905, Photo: Rijksmuseum

« Je fus le visiteur radieux des églises, le dimanche, ou bien je m’approchais au dehors des absides, sous l’attirance irrésistible des chants divins. » Si Redon démultiplie les références bibliques, c’est pour mieux évoquer son amour de la musique ecclésiastique qui appelle au regard intérieur. 

Une fenêtre d’église ouvre la voie à la sensualité en suggérant la figure d’une femme nue se coiffant. Dans d’autres représentations, le vitrail en arrière-plan libère la couleur. Chez les sujets bibliques, l’auréole ou le voile surprennent de technicité, traduisant cette éternelle volonté de représenter l’irréel, l’intangible, l’abstrait.

En fin de parcours, c’est la femme aux fleurs qui envoûte le spectateur. Couleur des pétales, graphisme de sa structure, la fleur reflète la beauté des visages angéliques suscitant l’introspection chère à Redon. Le visage interpelle et invoque l’intériorité obscure et indéchiffrable de l’individu. Ainsi, l’Ophélie tragiquement éteinte se profile en pleine méditation, entre l’assoupissement et la réflexion secrète. 

En guise d’adieu, les Fleurs du mal apparaissent sous forme de chardon à tête humain dotée de grands yeux noirs. Un dessin qui s’apparente à l’araignée souriante de début de parcours. Les poils ou les pics se hérissent, le végétal ou l’animal prend forme humaine dans la poésie de l’anormal. Il y a chez Redon, une imagination si intelligente que l’étrange se fait rarement tragique ou immonde, et que la pointe d’humour charme le spectateur au point d’en provoquer le désir d’un retour à une enfance peuplée de chimères. 

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