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Jean-Jacques Lebel, l’outrepasseur dans la machine

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Publié le , mis à jour le
Il pratiquait déjà le finger painting à quatre ans. À 24, il importait le happening en Europe. Jean-Jacques Lebel n’a jamais cessé de créer dans tous les champs du possible, pourvu que l’œuvre soit vie, active et activiste. Le Centre Pompidou lui consacre une exposition relatant l’œuvre qu’il a commise de ses 15 ans à Mai 68, le plus « vaste happening »[1].

Jean-Jacques Lebel paré de sa perruque bleue, Happening 120 minutes dédiées au Divin Marquis, Avril 1966 © Jean-Jacques Lebel / ADAGP, 2018 Photo © HORACE

Un grand « montrage »

« Et ça marche… comme ça ! » : et voilà que Jean-Jacques Lebel actionne sa machine, Portrait de Nietzsche. Souffler dans une corne, tirer sur une ficelle, et faire tinter une cloche.

Nietzsche, dit Lebel, « est le premier à penser l’individualité. » Il pratique la musique, la philosophie, la poésie… un portrait de lui doit être complet et transgressif. Pour l’expérimenter, il faut outrepasser l’interdiction « NE PAS TOUCHER ». Il faut prendre dans la petite boite de lettres une feuille et la remplacer par quelque chose à soi, y placer un peu de soi. Cette poésie sonore et aléatoire affirme la vie du corps qui s’émancipe et subvertit la morale.

L’art peut être ludique, il doit se pratiquer. Ainsi est celui que fait l’artiste activiste et non « engagé », qui élève à un même degré de dissidence ses activités politique et artistique.

Alors, au musée, l’œuvre de Jean-Jacques semble quelque peu étriquée : « Je ne me sens pas à ma place. L’institution est une machine. » Pour exposer les faits d’un anarchiste libertaire, faute de pouvoir repousser les cimaises, il faut bien renverser les tableaux. Ainsi le portrait de Lénine la tête en bas « montre » ce que Lebel démontre : la conquête et la monopolisation du pouvoir.

Plutôt que d’exposition, l’artiste préfère parler de « montrage ». Le Centre Pompidou présente en effet un récit qui met l’accent sur des œuvres choisies. En l’occurrence ici, le Grand Tableau Antifasciste Collectif appelle le regard et toute l’attention. S’y agglomèrent des personnages totems, de toutes couleurs, de tous liquides, des sigles, du sang, des dents, des gueules et des corps ouverts… Les peintres qui l’on réalisé à l’initiative de Lebel ne manifestent pas une homogénéité de style, mais s’accordent sur l’objet et la portée de l’œuvre.

« Pendant 26 ans, elle a été pliée comme un mouchoir », déclare Jean-Jacques Lebel. Le grand tableau a été abimé à partir du moment où la police l’a saisi. C’était en 1961 et il venait d’être dévoilé à Milan lors de l’exposition « Anti-Procès 3 », sous le signe de l’anti-impérialisme. Œuvre de dissidence radicalisée, la toile est le fruit de l’indignation provoquée par le viol de la militante du Front de libération nationale (FLN) algérien Djamila Boupacha par des militaires français durant la guerre d’Algérie.

Sur la toile est collé un exemplaire du Manifeste des 121, signé en 1960 notamment par André Breton, Simone de Beauvoir, Michel Leiris. Il défend le « droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». Le tableau garde ces mots en mémoire : « il faut déserter ».  Toujours, le but de Jean-Jacques Lebel est de résister, d’« essayer d’être un peu moins esclave. »

Pour inciter le spectateur à regarder et à s’insurger, il manifeste, installe, compose, dessine, colle, crée la revue Front Unique

Jean-Jacques Lebel, André Breton et Guillaume Apollinaire, 1956, Collage et dessin à l’encre, papier et photographie sur carton, Collection Hopi Lebel © Jean-Jacques Lebel / ADAGP, 2018 Photo © DR

Dada et happening

D’abord étoile de la constellation dada et surréaliste, Jean-Jacques Lebel s’adonne à la peinture, au collage, au dessin automatique. Il orne les poèmes écrits par ses amis André Breton, Michel Leiris, Allen Ginsberg, Wifredo Lam.

« Je fais la guerre à l’horizon », écrit-il. « Mon effort est d’y substituer un corps de femme plus sûrement minéral, plus manifestement végétal et, surtout, bien moins oculaire impliquant une multitude d’horizons comme en amour. »

Parmi les tableaux accrochés au premier mur, La Ventilatrice ventilée (1960) multiplie des fragments aériens sur un plan commun. La même année, Jean-Jacques Lebel réalise un collage de clichés réunissant l’annonce d’une exposition de Bernard Buffet, l’assassinat d’un gréviste de Reggio Emilia, et la baignade d’Eva Braun sous les yeux de son futur époux. Tout cela contient déjà les effluves et les ferments d’un événement : l’œuvre se nomme Parfum Grève générale huit années avant Mai 68, « l’expérience vécue la plus intense de toutes. »

Jean-Jacques Lebel a déjà participé à New York aux premiers happenings publics. En 1960, toujours, il est le premier à importer cette forme d’art en Europe : c’est L’Enterrement de la Chose. À Venise, il met en route une procession qui suit l’assassinat de La Chose de Jean Tinguely et précède son lâchage dans le Grand Canal. Il y a des pleureuses, des gondoles, et le journal Le Specchio titre « La Chose nella Laguna ». C’est une funeral party de haute classe, lugubre, qui offre « la plus récente nouveauté en terme de parties ». Un événement.

Jean-Jacques Lebel, Programme du 3e Festival de la Libre Expression, avril-mai 1966, Collection particulière Photo © DR

Suivent des happenings aux références philosophiques et littéraires. Nietzsche, le Marquis de Sade soulèvent avec Jean-Jacques Lebel l’autocensure du corps, du sexe, les normes morales, s’opposent à la dictature politique et celle de la marchandise, exacerbent la puissance de vie.

Dans un de ces workshops de la Libre Expression, on croise Man Ray et Marcel Duchamp. Ce dernier déclare que « c’est vraiment l’esprit dada ». Relais, passeur aussi, compositeur et expérimentateur, Jean-Jacques Lebel invite Ben à ses happenings, convie plus tard à Saint-Tropez le groupe britannique Soft Machine. En 1966, dans l’immeuble habité par André Breton, 42 rue Fontaine à Paris, l’outing du transsexuel Cynthia est le climax de 120 minutes dédiées au Divin Marquis.

Dans son effort de libération, Jean-Jacques Lebel lie la société, l’art et la politique. Cette triade n’est pas « démêlable », et le synopsis de chaque happening est ouvert. Il attend l’accident, étend le champ des possibles.

« Plasticien ? Cinéaste ? Écrivain…? […] Peu importe ce qui est inscrit sur la fiche de police dès lors qu’il s’agisse d’activités trans-professionnelles qui subvertissent la loi de l’offre et de la demande […] » dit Jean-Jacques Lebel.

On entrant, en sortant, on entend le cri long et sans cesse « Jean-Jacques Lebel ! ». Sur un petit écran, une vidéo d’Erró montre l’artiste qui fait la grimace. Au Centre Pompidou, grande machine, Lebel outrepasse le blanc des cimaises : c’est toujours en 2018 une nécessaire audace !

Jean-Jacques Lebel, Happening Déchirex, 25 mai 1965, Martine Franck, Paris, Boulevard Raspail, Centre Américain des Artistes. Deuxième Festival de la Libre Expression « Laboratoire des sensations » organisé par Jean-Jacques Lebel, Mai 1965 © Jean-Jacques Lebel / ADAGP, 2018, Fondation Henri Cartier Bresson Photo © Martine Franck, Magnum Photos

[1] Edgar Faure

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