Article proposé par Exponaute

Nymphéas. L’abstraction américaine et le dernier Monet

Par

Publié le , mis à jour le
Depuis le mois d’avril, dans l’Orangerie les Nymphéas de Monet bordent une nef qui mène à une peinture de Morris Louis, Vernal. Première équinoxe, saison verte, saison abstraite. Le musée parisien propose l’une des plus belles expositions de l’été 2018 ;

 filez le parallèle entre les grandes compositions de Monet et les chefs-d’œuvre de l’abstraction américaine.

Philip Guston, Painting, 1954, New York, Museum of Modern Art. Photo Digital image, The Museum of Modern Art, New York / Scala, Florence © The Estate of Philip Guston, courtesy Hauser & Wirth

Le spectre long de la peinture

En quelques toiles tardives de Monet et une vingtaine de tableaux américains, l’exposition Nymphéas. L’abstraction américaine et le dernier Monet englobe et laisse au visiteur le temps de la contemplation. C’est une exposition assez brève et assez dense pour prendre la mesure de la peinture. La peinture qui donne autant des impressions d’alizés que des précisions impressionnistes. Qui donne autant la sensation de l’espace que celle de la peau du paysage.

« Quiconque se tient face à mes peintures doit sentir les voûtes verticales l’envelopper comme une coupole et susciter en lui la conscience d’être vivant et d’éprouver la complétude de l’espace » écrit Barnett Newman (1948). C’est lui qui ouvre le bal des champs colorés.

La redécouverte des décorations de Monet et la consécration de l’École abstraite new-yorkaise coïncident. Le musée de l’Orangerie éclaire l’accouplement fertile de ces manières avec des associations délicieuses et pertinentes. Près des variations sur le Pont japonais sont accrochées les toiles de Barnett Newman, Jackson Pollock, Mark Rothko, Clyfford Still, Helen Frankenthaler, Morris Louis, Philip Guston, Joan Mitchell, Mark Tobey, Sam Francis et Jean-Paul Riopelle. Autour des citations flottent.

Claude Monet, Le Pont japonais, 1918–1924, Collection particulière, courtesy of Blondeau & Cie, Genève. Photo © Studio Sebert, Paris

Optique, mystique !

Le critique d’art américain Clement Greenberg visite le musée de l’Orangerie en 1954. Il voit la peinture de Monet, et inscrit l’œuvre de Clyford Still et de Barnett Newman dans la suite des dernières peintures de l’impressionniste.

Ses larges barbouillages de peinture éclaboussée sur la toile et ses gribouillages […] montraient aussi que la peinture sur toile devait pouvoir respirer : et que, lorsqu’elle respirait elle exhalait d’abord et surtout la couleur – par champs et par zones plutôt que par formes : qu’enfin, cette  couleur devait être sollicitée de la surface autant qu’y être appliquée. C’est sous l’égide de la dernière période de Monet que [l]es jeunes Américains commencèrent à rejeter le dessin sculptural […] pour se tourner vers le dessin par grandes « plages »[1].

Un an plus tard, Alfred Barr fait entrer au Museum of Modern Art de New York un grand panneau des Nymphéas. Et en 1956, le critique Louis Finkelstein invente le terme d’« impressionnisme abstrait » pour définir un courant clairement intéressé par le dernier Monet et incarné par Philip Guston, Joan Mitchell, Sam Francis, Jean-Paul Riopelle… Des effets optiques, Monet a abouti à des « états spirituels ». Les peintres américains ont compris et affirmé cette « essence mystique ».

Pour saisir l’évidence de ce parallèle, regarder l’effet global puis s’approcher des toiles permet de réaliser l’effet plastique et de goûter la vibration commune de la matière colorée.

Ellsworth Kelly, Tableau Vert, 1952, Chicago, The Art Institute of Chicago. Photo courtesy Art Institute of Chicago © Ellsworth Kelly Foundation

« Comme de l’herbe qui bouge sous l’eau »

Sur un fond de perle, Philip Guston griffe rouge. On dirait en effet que c’est la surface qui saigne et s’embrase. Elle semble lacérée et pourtant si outrée, rugueuse des coups qui émergent, se foulent et croissent en elle. Tandis que l’on s’avance, des touches se produisent et certaines résistent. Ainsi le premier vert tendre sur lequel la plage rouge glisse et s’irise. C’est à un autre Monet que l’on pense alors. Pas seulement aux nymphéas, pas juste aux ponts japonais mais beaucoup à Impression, Soleil levant. À cette traîne franche et brûlante sur l’eau froide.

Les tons s’apaisent apparemment sur White Journey de Mark Tobey. Mais de près c’est une peinture calligraphique qui fourmille, la white writing. Elle donne son brouhaha sourd à la toile, comme sur le rare pont impressionniste placé à côté. Ce dernier provient d’une collection particulière et se distingue par son opacité. Il n’est pas jungle ni électrique, mais plutôt sec, comme exécuté au pastel ou à la craie. Pourtant c’est bien une peinture à l’huile, et dessus le végétal grouille comme un code qui anime le paysage, une écriture déjà polyphonique.

Le voisinage peut-être le plus fragrant est celui de Jean-Paul Riopelle avec les couleurs de Claude Monet. La technique du peintre canadien pose des empâtements denses et rigoureux en mosaïque. Si l’on débride leurs cadres, si on lâche ces carrés, on reconnaît Monet.

On reconnaît aussi l’attitude de Monet devant les films de Hans Namuth. Jackson Pollock sur sa toile en plein dripping rappelle le geste dynamique de la main impressionniste. Sur de larges panneaux, devant son jardin Monet peint vite. Pour donner « l’illusion d’un tout sans fin, d’une onde sans horizon et sans rivage », il traite l’espace sans claires limites.

En mai 1927, quand le musée Monet à l’Orangerie est inauguré avec ses 22 panneaux de Nymphéas, certains critiques y voient une erreur désagréable, monotone. Mais plus de vingt ans plus tard, les peintres de l’abstraction américaine comprennent ce langage polyphonique et all-over. Où la toile est tout à fait couverte, où les yeux circulent sans cesse d’un point à un autre d’elle, où les plans s’interpénètrent au point de n’être qu’un. Clement Greenberg affirme alors que Monet est un précurseur stylistique.

Au début des années 1950, le peintre américain Ellsworth Kelly découvre à Giverny les compositions épaisses et sans ligne d’horizon du peintre impressionniste. Il réalise alors un Tableau vert, fait de reflets verts et bleus « comme de l’herbe qui bouge sous l’eau ». Il est exposé à l’Orangerie juste avant les Nymphéas, comme un hommage atmosphérique très dense de mémoire. Le point d’orgue d’une exposition qui laisse longtemps dans sa prairie, « errer sa rêverie ».

Les Nymphéas de Claude Monet, salle 1, Musée de l’Orangerie, Photo © Musée de l’Orangerie, Dist. RMN-Grand Palais / Sophie Crépy Boegly

[1] Clement Greenberg, Le Monet de la dernière période, 1956–1959

Retrouvez dans l’Encyclo : Claude Monet

Vous aimerez aussi

Carnets d’exposition, hors-série, catalogues, albums, encyclopédies, anthologies, monographies d’artistes, beaux livres...

Visiter la boutique
Visiter la boutique

À lire aussi