Article proposé par Exponaute
En 1897, Mallarmé publie Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Ce poème file sur onze doubles pages des variations de typographie comme des parallèles de tons et de gammes. L’œil et la pensée du lecteur les accordent tant bien que mal autour du thème principal qui dégringole. C’est toujours un mystère libre et symboliste. Ainsi parlait František Kupka aussi.
Douze années après en effet, il peint Les touches de piano. Le lac. Orgue qui envoie ses notes sur l’onde du lac, le clavier contamine le paysage. Il l’attire, l’absorbe et l’ordonne à la verticale, donne ses couleurs à la partition en miroir.
Mots, musique et couleur, son, vue et sensation. Cette synesthésie télescope les sens par des lignes droites qui tombent en rideau.
Le peintre traduit de même le portrait de Madame Kupka. Dans les verticales, on perçoit le visage iconique de la femme à travers une pluie de couleurs.
Mais l’onde passe aussi parfois. Ainsi dans L’Eau (La Baigneuse), le peintre expérimente les effets optiques que donne la baignade du corps dans un autre élément. La roche de craie est léchée par les flots translucides qui diluent calmement la peau.
Plus tôt, Kupka carrément symétrique, reflétait la montagne dans un lac fixe. Il plaçait devant un homme à genoux, nu, la tête basse. Méditation, réalisé en 1899 à la craie et au fusain, purement symboliste, posait l’âme-au-paysage.
Chemin plastique, la rétrospective Kupka révèle des jalons que l’on n’attendait pas, et ce qui étonne plus encore que les grandes compositions abstraites ce sont ces premières œuvres de l’artiste.
Le musée expose aussi les travaux du peintre pour la presse. Dessins satiriques pour L’Assiette au Beurre, couverture artistique pour Cocorico, formule aussi choc qu’un ouvrier crucifié pour Les Temps nouveaux… Kupka a la conscience et l’audace de la page.
Son esthétique absorbe en peinture les visions sociales. Dans la rue, Le Mec promène ses longs souliers blancs et tend le cou comme un escargot nonchalant. Foulard jaune, béret vert, rôdeur bohème. Le peintre décline aussi des profils de « Gigolettes » en série, tantôt rouges, tantôt mythologiques. En un contour de lignes en effet, il donne à la femme au chignon mèches au-dessus du front, l’attitude d’une génisse aimée de Zeus. Le cou long, le torse bombé, l’allure crâne, c’est Io la Vache ! Le trait résume le buste antique et synthétise les morphologies humaine et animale.
C’est en travaillant à l’illustration des Érinyes de Leconte de Lisle, de la Lysistratè d’Aristophane et du Promètheus d’Eschyle que Kupka s’instruit puis s’inspire de la rigueur de l’art grec antique.
Quelle surprise alors, encore, de quitter ces formules géniales pour s’approcher d’un autoportrait irradiant : La Gamme jaune ! De 1907 à 1910, l’évolution plastique du peintre est fulgurante. Il atteint une forme de représentation fondée sur l’autonomie des couleurs. Leur contraste simultané tel que le décrit Eugène Chevreul est une modification « qui se passe en nous ». L’impression vibrante, à la fois solaire et étrange, morose et rayonnante, de la même manière émane de La Gamme jaune et se dilate en nous. La dominante chromatique, du jaune à l’orangé, contient du vert, du blanc, et des yeux vides qui pourtant nous fixent, sans pupille, sans iris.
Ce langage qui lie les visions, les sensations, qui flotte encore à la surface du lac aspiré par le piano, bientôt basculera carrément. En 1910, avec Femme dans les triangles Kupka compose la silhouette sous des plans transparents. On dirait que le corps se meut derrière un vitrail, on se retourne pour chercher des tableaux familiers… et déjà arrive 1911, et déjà le Grand Nu. Plans par couleurs pose colossal.
Il reprend le modèle classique de Léda de Michel Ange. Mais ses masses sculpturales sont traduites en peinture, chaque volume devient couleur et le fond est divisé en aplats. Il concentre la transition. À partir de là, Kupka tendra vers l’abstraction, et l’embrassera sans réserve.
Continuer l’art par le seul moyen de la peinture. C’est le vœu du peintre qui craint de trahir la Nature en tentant de la copier.
Amorpha, fugue à deux couleurs et Amorpha, chromatique chaude, exposées au Salon d’automne de 1912, sont les deux premières œuvres de Kupka totalement non-figuratives à avoir été présentées au public parisien. Dans la première, la musique peinte signifie des mouvements dans l’espace, le temps, le rythme, les accords. Les études pour Amorpha exposées à côté ressemblent à des hélices d’ADN, croisant le bleu, le noir et le rouge, essayant les lignes et les pleins, les résilles et les éclipses.
Ce qui intéresse Kupka, c’est l’espace en tant qu’ambiance, que l’homme expérimente à un certain angle, dans une certaine position, observant des ponts, des « fragments d’images », des lignes qui se tendent, se courbent ou plus irrégulières, sont plus « bavardes ». Signifiant le langage des verticales, ordonnant les éléments par la peinture, l’artiste organise un monde qui peut avoir l’ampleur organique de la Nature.
Ainsi Printemps cosmique, observation fractale et transperçante d’une nature en fleurs, en cascades et effluves. Comme en une extase, l’essence du printemps est résumée par la peinture… En face, les mouvements syncopés d’une foule en danse se déplient en frise centrifuge. La Foire (Contredanse) a des effets de cristal à facettes, des effets vibrants car incarnés. Les traits sont « énergiques », « austères » ou « arabesques », dans tous les cas ils font aimant, attirent, hypnotisent.
Ce mode de construction rejoint bientôt la pensée et la vision de l’architecte. Alors, Kupka édifie des architectures ascensionnelles. L’inspiration peut venir d’un intérieur gothique, mais aussi de l’observation d’un phénomène physique comme le jaillissement d’un élément.
Ces œuvres d’ailleurs ne prennent pas d’autres titres. La Cathédrale, La Montée, Jaillissement s’organisent par échelons. Le spectateur doit se trouver dans l’instant à l’intérieur, dans le chœur de l’impression.
Il doit avoir le sentiment de l’ascension, mais aussi de la couleur. En référence aux vitraux de Saint-Germain l’Auxerrois, Kupka s’intéresse aussi aux comportements du bleu et du rouge pour déterminer quelles dispositions leur correspondent le mieux, car chaque couleur a son caractère.
Alors teintes et tendues vers le haut, les formes verticales de Kupka peuvent-elles déployer toute leur intensité! Le Grand Palais offre l’espace à cette œuvre, qui se renouvelle encore après cela… Poreux aux plans, aux inventions des ingénieurs, et toujours à la couleur, l’art de Kupka est mobile, puisque la mise en valeur d’une chose se fait par rapport à la présence d’une autre.
Puisque son art, comme la poésie de Mallarmé, est « un système où chaque élément se trouve renouvelé, modifié par ceux avec lesquels il s’articule[2]. »
[1] Stéphane Mallarmé, Toute l’âme résumée
[2] Isabelle Chol, « La poésie spatialisée depuis Mallarmé », Poétique 2009/2 (n° 158), Le Seuil
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