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Chagall, Lissitzky, Malévitch… L’école d’art de Vitebsk

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Du 28 mars au 16 juillet, le Centre Pompidou conte l’histoire de l’école populaire d’art de Vitebsk formée par Marc Chagall, avec l’exposition d’œuvres de 33 artistes russes. Une aventure qui échappera peu à peu à son fondateur pour s’orienter vers le suprématisme de Malévitch…

Robert Falk, Vitebsk, 1921 – Huile sur toile, 87 × 98,8 cm – Photo : © Musée d’État des beaux-arts Pouchkine © Adagp, Paris 2018

Dès la première légende, le visiteur est intégré parmi les enfants de la révolution. « Lénine s’adresse aux soldats de l’Armée rouge, en partance pour la Pologne, le 5 mai 1920, place Sverdlov, à Moscou. »

Surpris par la première guerre mondiale pendant son séjour à Paris, Chagall retourne vivre dans sa ville natale de Vitebsk. En 1918, l’artiste, baignant en plein bonheur conjugal et familial, peint La noce, ode à l’amour qu’il voue pour sa femme Bella, ornée d’un cupidon rouge, unique couleur de la toile. Puis, Au-dessus de la ville représente le couple dans les airs surplombant la ville et ses trivialités, symbolisées par un écolier en pleine défécation…

À Vitebsk, le Chagall onirique s’engage. Il met en place une école d’art gratuite pour les classes populaires, accueillant des adolescents pour la plupart de confession juive. L’excellence est de mise et pour ce faire, l’artiste réunit des professeurs de tous horizons stylistiques afin de développer l’esthétique propre à chaque élève. Un rêve naïf qui ne conviendra qu’à lui-même, explorateur de mouvements fidèle à son art unique et individuel, reflet de son âme voyageuse, souriante, poétique.

La rigueur technique se ressent dès la deuxième salle avec un autoportrait analytique de Iouri Pen, premier professeur de l’école de Vitebsk et peintre juif, aux finitions presque photographiques. Il se positionne de trois-quarts, paré d’une étoffe pourpre nouée autour du cou et l’œil lumineux, de manière analogique à l’autoportrait de son ami Chagall à l’arrière-plan. Le collectif de peintres russes se complète, transmettant son art aux jeunes générations.

Ainsi, les ensignants commencent à affluer avec l’arrivée d’El Lissitzky, le peintre académique et ancien enseignant de Chagall, Iouri Pen, ou encore le dirigeant de l’atelier de sculpture David Iakerson. Dans la deuxième salle, l’école de Vitebsk apparaît sur une photographie du bâtiment, hôtel de style néoclassique, et la peinture cézanienne de la ville par Robert Falk.

Marc Chagall, Autoportrait au chevalet, 1919, 1918 – Gouache sur papier, 18,5 × 22,5 cm – Collection particulière © Adagp, Paris 2018

Peu à peu les genres se mélangent, et certains élèves rejoindront ensuite les ateliers suprématistes de Malévitch. « Mais dans ce carré noir sur le fond misérable de la toile, moi, je ne voyais pas l’enchantement des couleurs. » déclare Marc Chagall dans Mémoires vers 1970. L’artiste utopiste se représente peignant des formes abstraites sur une toile, tentant d’échapper à un mouvement envahissant. Dans son Paysage cubiste, il traverse la toile tête baissée devant son école, se protégeant avec un parapluie des formes abstraites qui l’entourent et l’engloutissent. Il y impose sa signature avec des lettres hébraïques, ne cédant jamais à cet art abstrait grandissant. Le peintre à la lune signe un nouvel autoportrait où l’artiste est basculé dans un ciel sans horizon, à l’image de la Russie que Lénine « a renversée sens dessus dessous, comme moi je retourne mes tableaux » écrit-il dans Ma vie.

Les couleurs s’effacent, les formes se radicalisent et la toile se géométrise avec la montée en puissance d’El Lissitzky à Vitebsk. En 1919, il prend en charge les ateliers d’imprimerie, de graphisme et d’architecture et convainc Kazémir Malévitch de le rejoindre. Sur un ton révolutionnaire, la composition Frappe les Blancs avec le coin rouge exprime une exaltation des formes géométriques qui simplement, graphiquement, construisent un espace comme une architecture. Progressivement s’installent ces « Prouns », « projets d’affirmation du nouveau en art », qui pour la première fois adaptent des volumes sur le plan pictural. Ces sortes d’axonométries perdues dans un espace vide marquent la transposition du suprématisme dans le domaine de l’architecture.

El Lissitzky, Frappe les Blancs avec le coin rouge, 1919 – 1920 – Offset sur papier © Collection Van Abbemuseum, Eindhoen, Pays-Bas Photo : © Peter Cox, Eindhoven, Pays-Bas

Malévitch se laisse convaincre de déménager à Vitebsk dans un contexte de guerre civile et d’un ravitaillement extrêmement pauvre à Moscou et à Pétrograd. Il délaisse la peinture pour se concentrer sur la théorisation du suprématisme. L’exposition accueille cependant certaines œuvres phares de l’artiste, dont la puissante Suprématisme de l’esprit figurant la crucifixion d’un carré blanc.

En 1920, des adeptes du suprématisme cousent un carré noir sur la manche de leur veste. C’est le collectif Ounovis, formé par des professeurs et étudiants de l’école de Vitebsk qui se proclament « affirmateurs du nouveau en art ». S’efforçant de créer un parti, ils font de la ville de Vitebsk leur terrain d’expression, concevant des affiches, des enseignes de boutique, des décors de fêtes populaires ou peignant des motifs sur les façades des habitations. Dans une lettre à Ivan Koudriachov écrite en 1921, Malévitch s’exclame « Vive la jeunesse nouvelle, vive Ounovis ! Vive la révolution dans l’art » Dans cette salle foisonnante, les artistes surprennent par leur apparente jeunesse et la qualité de leurs œuvres, comme le cubiste Lev Ioudine, âgé de 17 ans. Strzeminski propose une œuvre originale en collant à même la toile des outils industriels à la composition très avant-gardiste. Le suprématisme, réelle effervescence artistique, deviendra peu à peu un art appliqué qui basculera vers le constructivisme.

Kasimir Malévich, Suprématisme de l’esprit, 1919 – Huile sur panneau, 55,6 × 38,7 cm – Collection Stedelijk Museum, Amsterdam – On loan from the Cultural Heritage Agency of the Netherlands and Stichting Khardzhiev

Chagall, de son côté, poursuit son rêve en organisant la « Première exposition d’Etat d’œuvres de peintres locaux et moscovites », dans l’optique de créer un musée d’art à proximité de son école. Réelle introduction des principaux courants russes, on y retrouve des œuvres de Pen, de Lissitzky, d’Olga Rozanova et de Vassily Kandinsky. La Nature morte aux tomates d’Olga Rozanova fait ressortir une féminité rafraîchissante avec des courbes sensuelles impulsées par des mouvements circulaires. On s’émerveille également devant La Place Rouge de Kandinsky aux couleurs éclatantes et à la composition chaotique comme un vieux souvenir de voyage fabuleux.

En 1921, l’ordre revient en Russie et le gouvernement critique le nouvel art abstrait déconnecté du parti bolchevique. L’année suivante, l’école de Vitebsk ferme ses portes. Malévitch se rend à Pétrograd pour approfondir ses réflexions sur le suprématisme volumétrique. Il y élaborera les maquettes architecturales appelées Architectones ainsi que des pièces de vaisselle en porcelaine. Lissitzky, installé à Berlin, projette ses Prouns dans l’espace. La toile n’existe plus ou si elle est encore, son échelle est dénaturée. Finalement, Chagall travaille sur des tableaux pour le Théâtre national juif Kamerny, à Moscou. Ses études étonnent par le support géométrique du papier quadrillé et son trait esquissé systématiquement coloré, essence de son art. Le souvenir de Vitebsk s’éloigne et Chagall écrira ensuite : «  Par toute la ville, se balançaient mes bêtes multicolores, gonflées de révolution ».

« Mon cirque se joue dans le ciel. » En 1922, Chagall quitte définitivement la Russie pour un long voyage où les cieux l’inspirent sans relâche, chantant l’éternel poème de la vie.

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