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August Sander au Mémorial de la Shoah, « parce que ça s’est passé comme ça »

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« Je veux documenter mon époque », disait August Sander. C’est pourquoi le photographe allemand a édifié un grand ouvrage : les Hommes du XXe siècle. Le Mémorial de la Shoah expose ces séries de portraits du IIIe Reich du 8 mars au 15 novembre 2018. Une œuvre documentaire et iconique qui rassemble les persécutés et les persécuteurs, « parce qu’ils font partie de l’histoire, parce que c’est ainsi que ça s’est passé[1]. »

Erich et August Sander, VI/44a/7, Prisonnier politique [Marcel Ancelin], Portfolio VI/44a — La Grande Ville, Prisonniers politiques, 1943. Tirage gélatino-argentique, 1990 © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne; VG Bild-Kunst, Bonn ; ADAGP, Paris, 2018. Courtesy of Gallery Julian Sander, Cologne and Hauser & Wirth, New York.

Cologne 1910

August Sander, fils de mineur, est d’abord un artisan de la photographie. Il découvre ce médium durant son service militaire en 1892. Quand il s’installe à Cologne en 1910, il fait de son métier une entreprise familiale. Sa femme Anna, ses deux fils Erich et Gunther participent à l’atelier ouvert en 1911, au 201 rue de Düren.

Ils sont là sur les murs du Mémorial. Derrière la devanture « Sander », Anna et August, la famille, les amis, les artistes… et l’abri anti-aérien de la maison, les étagères pleines de négatifs et de matériel photographique.

Les Sander réalisent des cartes de visite, mais aussi des portraits pour des « cartes d’identité juives » après la Nuit de cristal et avant les premières déportations. Ce seront les « Persécutés » du grand projet d’August Sander : dresser, sous le titre d’Hommes du XXe siècle, le portrait photographique de la société allemande de la République de Weimar.

Côtoyant les artistes de Cologne et peintre lui-même, August Sander peu à peu s’inspire des formes simplifiées et objectives, des compositions géométriques d’un art opposé à l’esthétique bourgeoise autant qu’à l’idéologie nazie « Blut und Boden » (« sang et sol »).

Artisan et artiste, August poursuit un travail monumental : « Je continue ainsi, travaillant tantôt à l’un, tantôt à l’autre ouvrage. Il y a toujours quelque chose à faire, à améliorer ou à compléter » écrit-il à l’écrivain Dettmar Heinrich Sarnetzki en janvier 1947.

August Sander, IV/23a/4, National-socialiste [Membre de la SS-Leibstandarte Adolf Hitler], Portfolio IV/23a — Les Catégories socio-professionnelles, le National-socialiste, c. 1940. Tirage gélatino-argentique, 1990 © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne; VG Bild-Kunst, Bonn; ADAGP, Paris, 2018. Courtesy of Gallery Julian Sander, Cologne and Hauser & Wirth, New York.

La photographie nue

Une femme de ménage, les yeux brillants, tient fermement son balai des deux mains. Un chômeur devant un mur de briques détourne le regard, semble nu dans son long manteau noir.

Jambes croisées, un grand industriel en costard sur son siège. Bohème amie, deux profils fumeurs penchés face à face. Des mains de sculptrice, premier plan de portrait d’artiste. Gravure de mode efflanquée, un lycéen pose jusqu’à la cigarette du bout des doigts portée…

En face, un homme à tout faire porte des briques qui entourent sa figure comme un mur. En blouse sur le perron de sa maison, une mère ouvrière élève son bébé en souriant, tandis qu’un maître pâtissier, rond et altier, tient ferme sa spatule dans une cuve en cuivre. De jeunes paysans endimanchés avancent dans la boue, costards sans pli. Côté ville, des révolutionnaires assis sur les marches forment un trio introspectif de leurs lunettes rondes.

Dans la passerelle qui succède à ces portraits, de grandes pancartes juste posées sur le sol comme les jalons de l’œuvre en chantier répertorient les catégories des modèles : l’artisan, les artistes, la femme, la grande ville, les derniers hommes…

D’autres nous attendent dans la rotonde grise qui arrive. La rigueur de la pose, l’expression fixe et le clair-obscur s’imposent sur les portraits alignés dans le silence d’un mémorial.

Tous sont captés sans emphase et sans quartier. En rang, les portraits des femmes et des hommes persécutés défilent nobles, de trois-quarts sur fonds noirs, le visage droit, le regard haut. En face la classe du « National-socialiste » est accrochée. Son visage peut être jeune et esquisser un sourire…

August Sander applique pour ce modèle le même procédé : il travaille la pose, longtemps, capte en studio des arrêts, des instants. Cette photographie nue essentialise l’être, documente l’époque et le contexte. Pour être exhaustive, elle doit être large et embrasser tous les profils.

C’est pour cela qu’August Sander intègre aux Hommes du XXe siècle les nationaux-socialistes comme les commandes de photographies d’identité des personnes persécutées.

« Ni le photographe ni ses procédés ne sont essentiels, mais plutôt le sujet représenté, tel qu’il s’offre à l’objectif dans sa forme la plus simple et la plus naturelle[2]. »

Alors que la maison rouge donne en ce moment à voir l’œuvre écrite, dessinée et peinte de Ceija Stojka, artiste rom déportée à dix ans, le mémorial de la Shoah présente le versant documenté d’effroyables années.

Pas l’intérieur des camps mais l’intérieur d’un pénitencier, car August Sander insère aussi à son ouvrage les images que son fils Erich réalise dans la prison où il meurt en 1944. Erich, adhérent du Parti communiste allemand, s’engage dans la Résistance en 1932. Il est arrêté par la Gestapo et condamné à dix ans de prison. Dès 1936, il devient photographe carcéral de la prison de Siegburg. Ses portraits sont des expressions directes et saisissantes de prisonniers politiques, le torse nu, le regard fixe et droit.

August Sander, Manœuvre, 1929. Tirage gélatino-argentique, 1990 © Die Photographische Sammlung/SK Stiftung Kultur – August Sander Archiv, Cologne; VG Bild-Kunst, Bonn; ADAGP, Paris, 2018. Courtesy of Gallery Julian Sander, Cologne and Hauser & Wirth, New York.

Coulisses d’un grand ouvrage

Les images sont complétées de tirages contacts, de correspondances et d’éléments biographiques sur les personnes photographiées.

On apprend ainsi qui est le prisonnier politique Will Torgau, dont le portrait frappant oscille entre le comique et le cuisinier à toque, souriant. Il travaille dans l’atelier de réparation ferroviaire de Trèves-Ouest avec son père tout en menant des activités communistes. Il est licencié, déporté au camp de Sonnenburg, puis d’Esterwegen, libéré en 1934. Quand il retourne à Trèves il rejoint la résistance contre le Parti national-socialiste. Alors, condamné à sept ans de prison pour « préparation de trahison », il est incarcéré à Siegburg où il travaille comme cuisinier. « L’homme au bonnet blanc est mon fournisseur », écrit Erich Sander. « On voit qu’il vient d’une région où l’on aime bien manger et bien boire ».

Échantillon d’un portrait dont on connaît le nom, dont on entrevoit la vie. « La force d’August Sander réside ainsi dans la mise à plat par le portrait de la diversité sociale, politique, mais aussi et surtout l’unicité des Hommes. Et à cet égard, il renouvelle notre questionnement sur l’impossible, dont le mémorial a pour mission de rappeler, sans relâche, qu’il a été possible[3]. »

August Sander n’ayant pu publier son œuvre de son vivant, ce sont ses descendants qui poursuivent son objectif jusqu’à aujourd’hui.

[1] Gerhard Sander, héritier d’August Sander

[2] Lettre de Franz Wilhelm Seiwert à August Sander, 1928, « Sander : Visages d’une époque »

[3] Eric de Rothschild, président du Mémorial de la Shoah

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