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L’Autre objet de la discorde au Palais de Tokyo

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Publié le , mis à jour le
Le Palais de Tokyo a lancé les événements de sa nouvelle saison, « Discorde, fille de la nuit ». Parmi les expositions proposées tonne l’accord binaire d’un binôme : « L’un et l’autre ». Kader Attia et Jean-Jacques Lebel se sont associés pour créer une œuvre de malaise… L’Autre est décliné en événements, citations et objets posés là comme une bombe de discorde. Ou comme un vœu qui répare et apaise.

Vue de l’exposition de Kader Attia et Jean-Jacques Lebel, « L’un et l’autre », Palais de Tokyo. Courtesy des artistes. Photo : André Morin © ADAGP, Paris 2018

Troubles cloisonnements

J’allais à l’autre… et l’autre évanescent, hostile mais non opaque, transparent, absent, disparaissait. La nausée…[1]

C’est elle, la nausée qui prend à la gorge quand on entre dans le Poison Soluble de Jean-Jacques Lebel. Un labyrinthe qui impose la déambulation entre les images de torture de l’occupation américaine à Bagdad (2013). Images qui nous enserrent et nous piègent dans un tissu imprimé et suffocant.

Je promenai sur moi un regard objectif, découvris ma noirceur, mes caractères ethniques, – et me défoncèrent le tympan l’anthropophagie, l’arriération mentale, le fétichisme, les tares raciales, les négriers, et surtout, et surtout : « Y’a bon banania. »

Ce jour-là, désorienté, incapable d’être dehors avec l’autre, le Blanc, qui, impitoyable, m’emprisonnait, je me portai loin de mon être-là, très loin, me constituant objet. Qu’était-ce pour moi, sinon un décollement, un arrachement, une hémorragie qui caillait du sang noir sur tout mon corps [2]?

Autour de ce cœur trouble se tiennent les cabanes conçues par Kader Attia et Jean-Jacques Lebel, habitées d’objets qui bourdonnent comme des mouches importunes que le « petit bourgeois ne [voudrait] plus entendre »[3].

Le parcours est ainsi jalonné de pièces choisies et réunies par les artistes car elles ont la vertu de les « hanter », de les « hypnotiser ».  Hypnotiques en effet, sont les masques maladies mis sous vitrines par Kader Attia, et dans lesquels par transparence on insère et observe notre visage déformé. Les joues bombées se courbent, tirées par les bouches et les nez de travers sur ces faces, pas à leur place. Dans les sociétés traditionnelles en Afrique, au Japon, en Chine ou au Groenland, ces masques figurent les effets de la maladie comme la fièvre, l’AVC, la paralysie faciale.

L’asymétrie totale du visage rejoint pour l’artiste l’idée de la beauté. Là, défigurée, elle s’oppose à la perfection qui obsède l’esthétique scientifique moderne. Mais elle reste une singularité qu’ailleurs on représente, et à laquelle l’artiste nous confronte.

Vue de l’exposition de Kader Attia et Jean-Jacques Lebel, « L’un et l’autre », Palais de Tokyo. Courtesy des artistes. Photo : André Morin © ADAGP, Paris 2018

Traverser la peur

Face à l’installation de Lebel, celle de Kader Attia nous transperce – encore – comme elle se traverse.

The culture of Fear : an invention of evil (2013), ce sont des couloirs d’étagères métalliques assemblées là comme des édifices aux murs de médias : livres, affiches, journaux imposent à notre vue le prisme de la peur. Comme les Médiations de Susan Meiselas superposent en trois rangées les filtres de ses photographies de guerre, Kader Attia matérialise, bâtit le mécanisme de la peur occidentale. Dans cette bibliothèque se côtoient des illustrations contemporaines et de l’époque coloniale : du Journal des voyages avec ses lithographies de l’Autre, le Sauvage, bestial, que dompterait l’Occidental  – exemple : « Un musulman jaloux torture sa femme » – on passe au titre du magazine VSD : « Terrorisme : ce qu’on vous cache ».

Les deux installations des artistes, l’une et l’autre, neutralisent cette catégorisation de la fureur en la polarisant à l’extrême : Lebel et Attia tirent chacun leur bout de l’élastique. Et au final, ce qui demeure n’est plus la couleur de la peau ou le continent mais la violence, idem et alter ego.

Sans « façon » face et son s’effacent

Comme tout à l’heure « tout à coup »

« volumes »

Et « pouvoir »[4]

Dans ses notices, Kader Attira nous explique que cette recherche des sources et des images devient « une œuvre d’art, un acte de résistance » envers la vision biaisée de l’Occident à l’égard des cultures extra-occidentales.

Tapas, 1ère moitié du XXe siècle, République démocratique du Congo, exposition de Kader Attia et Jean-Jacques Lebel, « L’un et l’autre », Palais de Tokyo

Parmi les objets qu’il a choisis d’exposer dans les cabanes, il y a ses résistances esthétiques à lui contre toute hiérarchie, dont il nous parle à la première personne.

Il y a ces tapas exécutés au début du XXe siècle dans de l’écorce battue, ornés de motifs par les Pygmées Mbuti en République démocratique du Congo. Le dessin à l’encre trace des signes et des lignes comme des cartes de motifs sur ces pièces de tissu qui servaient de cache-sexes. Kader Attia a souhaité les encadrer et les accrocher au mur afin de contourner leur fonction usuelle et d’invoquer un regard non ethnologique sur des surfaces esthétiques, sur « la beauté et son énigme ».

Il y a un bec d’oiseau factice en bois que l’on portait à la fin du XIXe siècle en Angola pour tromper l’animal lors de la chasse, des bijoux berbères algériens composés notamment de pièces de monnaie du pouvoir colonisateur, il y a encore un tamis du Sénégal réalisé avec une boîte de conserve de concentré de jus de tomate.

Si l’on fait dévier notre approche, on les regardera comme des expressions de notre intuition universelle : ces fabrications mimétiques ne copient pas le colonisateur avec ses usages et ses matières, elles relèvent, écrit Attia, d’un processus commun des neurones, du mécanisme nerveux de l’être vivant.

Est-ce découdre et repriser notre pensée ? C’est peut-être réparer la discorde en légendant, en formulant ces objets. Il y a sur le sol un grand tapis arménien rouge raccommodé avec un bout de coton dissemblable. La blessure, mémoire de l’objet, est toujours visible à l’œil. Comme sur les masques maladies. On s’étonnerait de voir la différence ainsi cultivée, ainsi montrée.

Par la monstration justement, Kader Attia et Jean-Jacques Lebel nous remuent, nous écœurent puis dans leurs cabanes nous apaisent. Car ils lèvent la mémoire, et l’espoir de réparer.

Je voulais tout simplement être un homme parmi d’autres hommes. J’aurais voulu arriver lisse et jeune dans un monde nôtre et ensemble édifier[5].

[1] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil l, 1952.

[2] Ibid.

[3] Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, 1950.

[4] Ghérasim Luca, Le chant de la carpe, 1973

[5] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil l, 1952.

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