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Jean Fautrier, matière et lumière

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Le musée d’art moderne de la Ville de Paris expose Jean Fautrier. Sur ces oeuvres, la lumière affleure à la surface de la matière, à moins que ce ne soit l’inverse tant l’artiste pose, densifie, gratte la peinture comme un mur. Dans ses dessins, ce sont les lignes qui jouent la sensualité des chairs.

Jean FAUTRIER, Nu de face I, vers 1928, Collection particulière © Adagp, Paris, 2017

De la « peinturlure » à la suggestion

Au début des années 1920, Jean Fautrier a 22 ans et voyage à travers l’Europe. Il fait un premier séjour dans les montagnes du Tyrol, et revient à Paris avec dans les yeux les visages des habitantes. Quand il peint sa concierge en 1922, il semble poser sur elle le même regard que sur ces Tyroliennes fatiguées, à la peau épaisse et violacée. Le rose aux joues et aux mains réunies, elle baisse son visage pincé. Fautrier la peint avec un réalisme impitoyable… A cette époque, écrira-t-il plus tard, il fait de la « jeune peinturlure française ».

Il dessine aussi des femmes charnues et luisantes. C’est la découverte archéologique des déesses-mères qui inspire sa nouvelle vision du nu, et de sa compagne Andrée Pierson. Elle est à la sanguine sur papier une impression rouge et sensuelle, plissée de bourrelets cuivrés…

A partir de 1926, Jean Fautrier quitte régulièrement Paris pour randonner dans les Hautes-Alpes. Là, il affronte le sujet : il étend au couteau des glaciers blancs sur des fonds monochromes, et des lacs bleu lagon qui se détachent déjà de cette base sombre. La surface se gondole à la manière d’une énigme.

Sur Le Canard ou Col vert, on ne retient d’abord que la gorge jaune, puis on saisit l’image par progression : le titre comme une notice guide le regard captivé par la boule d’or sur la poitrine. Alors on comprend la forme animale, auréolée de gris comme tendue dans la nuit.

Face à face, un hareng saupoudré d’ocre en surface et un nu noir semé de couleur terre sur la poitrine, pareils. La palette maintenant s’est affranchie de l’épaisseur. La peinture ne retient plus que la couleur qui affleure à la surface du brouillard, où sont tracés par contours les humains et la faune.

Sur les Moutons pendus, un pompon laqué de bleu, orange et vert colore presque gaiement – bizarrement – la moumoute d’un pendu du rang. Les hommes nus de face sont aussi verticaux et translucides en surface : la carnation évapore les fantômes.

Mais voilà qu’à Port-Cros, au large de Toulon, Fautrier éclaircit sa palette tandis qu’il épaissit de nouveau sa touche. La matière est déformée et arabesques, les sculptures en regard son modelées de la même manière. C’est l’œuvre d’un peintre-sculpteur – comme Degas – qui anime les dimensions comme la peinture. On parcourt les traits des visages comme la forêt de Port-Cros, où se nichent des lumières fuyantes jaunes entre les buissons qui montent vers la masse flottante du bleu ciel. La somme d’une série d’expériences colorées.

Jean FAUTRIER, Jeune Fille au grand front, 1940, Fondation Beyeler, Riehen/ Bâle – Photo : Studio Sebert © Adagp, Paris, 2017

Les mots perméables

Entre la fin des années 1920 et 1940, Jean Fautrier illustre L’Enfer de Dante pour les éditions Gallimard en gravure et pastel. C’est lui qui choisit le poème, mais l’éditeur abandonne finalement le projet en découvrant ses épreuves, jugées trop abstraites. Fautrier y abolit la figuration claire : il désagrège les couleurs, trace librement des formes qui s’envolent en fumée. Il y a quelque chose d’originel et d’archéologique, l’ambiance première des peintures pariétales.

Pour l’Alleluiah de George Bataille, à la fin des années 1940 l’artiste livre des lignes nues. On pense aux effluves de chairs roses et sensuelles, aux râles couchés par Bonnard pour Parallèlement de Verlaine. Mais là, point de couleur : des lignes à l’encre noire sur des traces de fusain gris devinent des corps esclaves des membres qui enlacent, lient et enchaînent aux sens. Le désir, écrit Bataille, est « rage puérile de vivre : tu n’es vêtue […] que de robes déchirées, ta nudité sale est promise aux supplices du plaisir. » Fautrier résume un désir saccadé comme un instinct qui fait courber l’échine.

Plus loin dans l’exposition, un petit visage dessiné comme un otage, la face à moitié décollée du masque, illustre les mots d’Eluard :

J’ai dit facile et ce qui est facile

C’est la fidélité

Il faut la voir au dur soleil grevé de roches inaccessibles

Il faut la voit en pleine nuit

Il faut la voir quand elle est seule[1].

Quand il s’accroche à la feuille, Fautrier se frotte aux mots qu’il dessine…

Jean FAUTRIER, Dessin de femme pour l’illustration de L’Alleluiah de Georges Bataille, 1947, Département des Hauts-de-Seine, Musée du domaine départemental de Sceaux Photo : Philippe Fuzeau © Adagp, Paris, 2017

Des murs à cœur

Suivent ces pages des sculptures, des murs épaissis et grattés. Près d’une femme debout qui se courbe et n’a qu’un bras, il y a des têtes de jeunes filles sous vitrine, les cheveux flous, les traits incisés comme sur des façades.

Et comme on l’attendait, arrive la série des Otages. Dans les années 1940, Fautrier représente les visages des prisonniers de la Gestapo. Il travaille au couteau des masses d’enduit blanc sur un support papier, solides, rayées de pigments, enfin dessinées de couleurs au pinceau. A Paris on se désole alors devant ces « flaques de blanc épais » :  « Un coup de pinceau indiquait la forme du visage. Et c’était tout. » Ces carrés solides ont l’apparence de céramiques minérales intégrées au mur, où parfois le rouge et le blanc s’affrontent, laissant en mare de sang l’essence d’un fusillé.

Fautrier retient de la même manière l’essence des objets standardisés. Un encrier, un flacon de cristal, et une vibration violette tintant à l’intérieur. A la fin de son oeuvre, il répète ses originaux multiples en tirages luxueux et plutôt que la technique, recherche et extrait la sensualité des choses.

Et à la fin sur une surface, il y a l’essence d’un cœur : Son petit cœur à l’huile pigmentée luisant de sauce brune, qui bat dans le mur plus intense et plus fort.

Jean FAUTRIER, Tête d’otage n°20, 1944, Collection particulière, Cologne © Adagp, Paris, 2017

[1] Paul Eluard, Jean Fautrier, Dignes de vie, 1944

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