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Bacon / Nauman au musée Fabre : une rencontre poignante

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Le musée Fabre de Montpellier accueille une exposition pour le moins inattendue : la rencontre poignante entre deux monstres sacrés du XXe siècle que tout tend à opposer, mais dont la confrontation fait émerger des thématiques et sensibilités parallèles, de manière flagrante. Cette exposition s’intitule « Bacon / Nauman : Face à Face ». Un gros coup de force, et de cœur.
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Francis Bacon, Self-Portrait, 1976 © The Estate of Francis Bacon /All rights reserved /Adagp, Paris and DACS, London 2017

Plus d’une génération sépare les artistes. Quand Bruce Nauman abandonne la peinture dans les années 60 pour se lancer dans la vidéo, Francis Bacon est au sommet de sa reconnaissance. Dans le cadre d’un double-anniversaire, celui des 10 ans de la réouverture du musée Fabre de Montpellier et des 40 ans du Centre Pompidou, l’institution montpelliéraine a décidé de frapper fort. C’est bel et bien là une exposition-événement : la rencontre de ces deux immenses artistes, une mise en dialogue fortuite entre deux œuvres profondément intenses.

Si le noyau des œuvres de l’exposition provient des collections du Centre Pompidou, d’autres prestigieux prêts de musées nationaux (français et européens) et de collections privées ont permis de rassembler une soixantaine d’œuvres (peinture, sculpture, installation, vidéo, photographie), parmi eux de nombreux chefs-d’œuvre, donnant jour à une rencontre entre deux artistes que personne n’avait jusqu’alors osé confronter.

Nauman Bruce (né en 1941). Paris, Centre Pompidou - Musée national d'art moderne - Centre de création industrielle. AM1995-F1323.

Bruce Nauman, Gauze, 1969 © Paris, Collection Centre Pompidou

L’idée vient de Cécile Debray, Commissaire invitée, Conservateur en chef du patrimoine des collections modernes du Centre Pompidou, qui explique : « Cette proposition de confrontation (…) procède du souvenir d’une émotion visuelle. Lors d’une visite des collections d’un musée d’art moderne et contemporain européen, j’ai été particulièrement frappée par une salle où se faisaient face un triptyque de Bacon et un carrousel de Nauman. (…) Approfondissant ce face à face inattendu, me sont apparues des thématiques – la cage, la piste, l’animal, le cri – et des procédures et postures – le hasard, le collage, la distanciation, l’engagement du corps, celui du regardeur – à partir desquels s’articulent et se répondent avec pertinence et force les deux œuvres  ».

Pourtant, de prime abord, presque tout oppose les deux artistes. L’un, peintre anglais, émerge sur la scène artistique européenne d’après-guerre avec une peinture de la cruauté, des portraits tourmentés et un expressionnisme nourri de la grande tradition picturale ; tandis que l’autre est engagé dans la scène underground américaine des années 60, se livrant à une interrogation presque scientifique du langage et du corps à travers des techniques diverses, dont l’essentiel demeure la performance et la vidéo.

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Francis Bacon, Female Nude Standing in a Doorway, 1972 © Paris, Collection Centre Pompidou

Or tous deux expriment une fascination pour le corps et ses possibles déformations, placent l’homme et le drame humain au cœur de leurs recherches, traitant constamment de questions existentielles dans un monde qui a perdu sa transcendance. La mise en regard de leurs œuvres donne à voir des points de convergence troublants.

Elle permet de donner à relire la puissance et la force presque subversive de l’œuvre de Bacon, connu du public et notamment pour ses records en salle de vente, tandis qu’elle offre au visiteur l’opportunité d’entrer de manière naturelle dans l’univers moins familier de Nauman.

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Bruce Nauman, Four Part Large Animals, 1989 © Bruxelles, Vanhaerents Art Collection

L’exposition s’ouvre sur deux pièces majeures. L’une des premières installations de Nauman, Art make-up (1967–68), montre l’artiste s’enduire de maquillage face caméra : le corps devient la toile, les doigts le pinceau. Quelques pas plus loin et nous sommes face au triptyque In memory of George Dyer de Bacon peint en 1971 après le suicide de son amant, deux nuits avant l’ouverture de sa grande exposition rétrospective au Grand Palais. Ce triptyque inaugure un projet autobiographique où l’artiste se saisit de la peinture à la « recherche du temps perdu » ; Bacon dira « J’espère cristalliser le temps à travers cette série de la façon dont Proust l’a fait dans ses romans ».

Bacon Francis (1909-1992). Lyon, musée des Beaux-Arts. Inv.1997-21.

Francis Bacon, Carcass of Meat and Bird of Prey, 1980 © The Estate of Francis Bacon /All rights reserved /Adagp, Paris and DACS, London 2017

Le premier chapitre de l’exposition est voué au cadre, géométrique, linéaire et formel, berceau de tensions et d’exacerbations de toutes sortes. Quand Bacon écrase la figure, Nauman l’isole dans un espace neutre. Son atelier devient le cadre de ses premières performances filmées. Il s’intéresse aux théories behavioristes de Skinner, célèbre psychologue, et de ses études cliniques sur le comportement animal, en particulier celui des rats. Nauman explore le non-sens de la condition humaine avec des installations par lesquelles le public fait l’expérience de l’oppression spatiale.

Tous deux revendiquent une distance froide et quasi-scientifique au regard  de leurs motifs à la violence énigmatique et sourde. La question du mouvement et de l’animalité, du corps comme « carcasse », fragmenté et meurtri, est traitée. L’un crée des carrousels d’animaux suspendus sur une croix en acier, fils de fer apparents ; l’autre dépeint des corps colorés mais tendus, suspendus dans l’espace.

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Bruce Nauman, Anthro/Socio (Rinde Facing Camera), vue de l’exposition © Cécile Marson

Une des autres pistes explorée par l’exposition est la question de la circularité : le cercle comme principe de sérialité, de répétition voire d’obsession. Nauman montre deux chaises clouées de bout en bout d’une poutre. Elles ne se rencontreront jamais. Elles témoignent d’un « amour impossible » et dans un même temps du temps cyclique. Quant à la peinture de Bacon, celle-ci se répète par l’usage de mêmes figures, qui s’illustrent de manière récurrente dans un même cadre et de même format.

Le parcours se conclue sur la question de l’identité avec deux grandes œuvres : la réinterprétation du portrait du pape (par Velazquez) de Bacon ; le peintre s’attaque à la figure d’autorité du pape qu’il détourne et désacralise le contaminant d’une force presque pulsionnelle. Tandis que nous découvrons Anthro/Socio de Nauman, assaillis par la vision monumentale d’un visage répétant inlassablement d’un ton monocorde : « Feed me / Eat me / Anthropology / Help me / Hurt me / Sociology ».

Les parallèles ainsi formulés entre l’œuvre de ces deux immenses artistes nous permettent de renouveler notre regard sur leur travail, qui convoquent des attitudes très similaires malgré la différence de médiums, chacun témoignant de la violence, de l’absurdité, et de la solitude humaine.

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