Article proposé par Exponaute
D’abord, c’est une vitrine transparente, encadrée de lourdes barres de fer que l’on croirait prêtes à rouiller sous nos yeux. À l’intérieur, un mystérieux terrarium aux teintes brunes, la base emplie d’une terre compacte et marron. Dans ce sol qui fut peut-être, en un temps passé, riche et fertile, poussent aujourd’hui deux bras rachitiques, un arbrisseau desséché s’étirant aux côtés d’un brin d’ADN en métal rougeâtre. Le titre éclaire sur le discours énigmatique de cette vitrine : Sursum Corda, les premiers mots de la prière de l’Eucharistie, « élevons les cœurs » en latin.
En effet, même le fer glacé, même l’arbuste brûlé semblent chercher à atteindre le ciel, s’étirer jusqu’à tutoyer les nues, même emprisonnés dans les gangues métalliques et polluées de notre époque contemporaine. Ces deux sculptures sont les deux tours d’une même cathédrale. Et justement, Anselm Kiefer, afin de réaliser cette sculpture mais également toutes les autres qui constituent cette nouvelle exposition temporaire, s’est inspiré d’un ouvrage publié par Auguste Rodin en 1914 : Les Cathédrales de France.
Cet ouvrage est en réalité une somme de réflexions et de notes prises par le sculpteur au cours de ses nombreux voyages en France. Kiefer, inspiré par la lecture de ce livre méconnu de l’artiste, a décidé d’utiliser ces textes prolixes et parfois complexes en tant que fondements pour son travail.
Mais la curiosité de l’artiste plasticien allemand ne s’est pas limitée à la seule lecture de cet ouvrage, puisqu’il décida de se laisser peu à peu pénétrer par la totalité de l’œuvre de Rodin, réalisant des investigations artistiques qui nous donnent, aujourd’hui, le résultat époustouflant que nous trouvons sous nos yeux. La première salle de l’exposition temporaire n’apporte cependant pas de véritable surprise, nous sommes là face à un travail somme toute classique et plutôt attendu de la part de Kiefer : des toiles monumentales, recouvertes de diverses matières qui s’interpénètrent : plomb, peinture, colle, résine, crayon, plâtre, rouille…
Les matières élémentaires, brutes, frustes utilisées intentionnellement par Anselm Kiefer, comme toujours, font sensation sur les visiteurs, redéfinissent les notions de légèreté, de monumentalité et d’esthétique. De même, les terrariums géants Sursum Coda et Dimanche des Rameaux, même si l’on prend plaisir à les détailler, n’étonnent pas. Non, le Musée Rodin ménage son effet : c’est bien à compter de la salle suivante que les émerveillements commencent réellement.
Nous retrouvons avec un plaisir non-feint les fameux livres démesurés que nous avions découverts dans l’exposition Kiefer de la BNF, à la fin de l’année 2015. Sur les feuillets blancs recouverts d’un plâtre craquelé, fissuré, comme le visage d’un vieillard qui ne cherche même plus à camoufler son grand âge, s’ébattent pourtant des nymphes d’une surprenante beauté, rayonnante dans leurs formes rondes et leur peau d’albâtre.
Et précisément, cet effet marmoréen, Anselm Kiefer est parvenu à le reproduire directement sur ses livres. À l’aide de délicates traînées d’aquarelle aux tons pastel, l’artiste allemand a mimé avec une maestria déconcertante les nervures naturelles du marbre : bleu, beige, rose… Les veines colorées de la précieuse pierre courent comme des rivières internes sous nos yeux, viennent lécher le ventre rebondi ou les fesses d’une déesse anonyme, abandonnée à son sommeil dans toute la splendeur de sa nudité.
Ces dessins de Kiefer font écho au cabinet d’arts graphiques présent au premier étage du Musée Rodin, qui expose à cette occasion des esquisses du maître qui, on le sait, n’aimait rien de plus que le corps de la femme, plein de fermeté, de tendresse et de plénitude.
L’éblouissement ne prend cependant pas fin là, mais se poursuit dans l’éclat tacheté des couleurs des vitraux du couloir d’exposition temporaire. Nous pénétrons en cet instant dans un cabinet de curiosité, une chambre des merveilles macabre et désillusionnée d’Anselm Kiefer. Des robes de fillettes pendent tristement, couvertes de plâtre et de colle blanche, à des cintres abîmés.
Des tiges séchées de tournesols, dont la tête plie sous le faix du poids des graines se développant dans le cœur de la fleur, semblent nous inviter à contempler leur beauté, encore perceptible malgré la fanaison. Le plâtre, encore et toujours, omniprésent. Cette matière chérie des sculpteurs qui le maniaient avec habileté pour produire les premiers jets de leurs œuvres finales, trouve ici un souffle nouveau avec l’utilisation pleine de poésie qu’en fait Kiefer.
Enfin, le parcours se clôt au sein même de l’Hôtel Biron qui, pour l’occasion, a sorti de ses réserves de nombreux plâtres, esquisses, essais, moulages et rebuts d’Auguste Rodin. Un laboratoire créatif s’étend sous nos yeux, tandis qu’au milieu de la salle principale, trône la sculpture Absolution, une œuvre de Rodin qui n’avait encore jamais été présentée au public. La pièce, géniale de modernité, s’avère constituée de divers éléments de plusieurs figures différentes, qui ont ensuite été rapprochées par le sculpteur via l’utilisation d’un drapé troublant, qui cache et montre à la fois une étreinte émouvante. Une exposition bouleversante donc, qu’il ne faut pas manquer.
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