Article proposé par Exponaute
Une porte, monumentale, pour un futur Musée des Arts Décoratifs qui en 1880, n’était encore qu’à l’état d’ébauche. C’est pourtant cette commande surprenante que reçoit Auguste Rodin alors qu’il est encore un sculpteur peu connu de quarante ans. Seule exigence : ses bas-reliefs devront être ornés de passages de La Divine Comédie de Dante Alighieri. La Divine Comédie, chef-d’œuvre de la littérature composé par le poète italien au début du XIVe siècle et source d’inspiration infinie pour nombre d’artistes à travers le monde. Rodin ne recula pas face au défi mais déjà, le projet à peine esquissé, il se détacha de l’exigence du commanditaire et ne reflètera pas l’entièreté de La Divine Comédie. Ce qui l’hypnotisait, comme nombre de créateurs avant lui, c’était la première étape du poème de l’auteur italien : l’Enfer.
Alors Rodin crée, furieusement, fiévreusement. L’exposition nous révèle tout le processus imaginatif qui fut celui du sculpteur : croquis, esquisses, peintures, dessins, moulages nous plongent dans le maelstrom créatif de Rodin alors qu’il songe à composer une œuvre qui, il le sait déjà, fera date dans l’Histoire de l’art. C’est d’ailleurs à cette étape du parcours que nous rencontrons l’œuvre emblématique de l’artiste, ce personnage courbé, le menton reposant sur un poing ferme, le coude appuyé sur la jambe gauche.
Ce personnage porta de nombreux noms. Minos, un des trois juges des Enfers, puis Dante Alighieri. Enfin, il devint Le Penseur, nom sous lequel nous le connaissons tous aujourd’hui. Cette ombre anguleuse, au visage fermé à double-tour, est créée dès 1880 et fut placée au sommet de la porte, contemplant éternellement son œuvre.
L’exposition du Musée Rodin est labyrinthique, tant les œuvres exposées y sont nombreuses. Celles-ci vont du petit dessin exécuté au crayon graphite au moulage d’une des ombres de La Porte de l’Enfer en passant par une photographie d’Auguste Rodin au travail dans son atelier. Une véritable découverte que ces indénombrables petits dessins, véritables illustrations noires des pensées de l’artiste qui tord les corps, crée des visages masqués par une ombre inquiétante, même avec un certain délice les formes humaines et animales.
S’il est tout à fait possible de relier nombre de sculptures finales à l’Enfer d’Alighieri, le sculpteur a cependant vite décidé de se délier de l’œuvre originelle afin de laisser libre-cours à son imagination débordante, stimulée par les vers abyssaux de Dante. La Porte de l’Enfer ne doit donc pas être considérée comme une représentation fidèle de la descente (littéralement) aux enfers du poète italien accompagné de son guide, Virgile, mais bien comme une lecture affranchie de la part du sculpteur français.
On reconnaît cependant avec évidence quelques étapes clés du poème médiéval. Une des plus frappantes sculptures exécutées par Rodin à cette occasion est sans conteste celle dédiée au chant XXXIII (correspondant au neuvième Cercle), racontant l’histoire du comte Ugolin della Gherardesca, enfermé dans une tour par ses ennemis avec ses quatre fils. Les enfants furent les premiers à mourir de faim, tandis que le comte, poussé par la famine et la folie, dévora ses propres enfants. La sculpture de Rodin décrivant ce passage est bouleversante et représente Ugolin rampant sur les corps de ses fils morts.
Les influences littéraires d’Auguste Rodin sont multiples et ne sauraient se limiter à la seule admiration des maîtres de siècles passés. En 1880, le sculpteur est un grand admirateur de la poésie de Charles Baudelaire, qui a publié son plus célèbre recueil, Les Fleurs du Mal, en 1857. C’est donc tout naturellement que la sensualité, l’immoral (pour l’époque, tout du moins) et les passions des vers de Baudelaire ont peu à peu infusé une nouvelle inspiration dans l’esprit de Rodin pour la création de La Porte de l’Enfer.
Les corps se font plus sensuels, les formes s’adoucissent, les muscles sont moins noueux. Le sculpteur cède alors à la tentation baudelairienne, une liberté qui insuffle à ses mains une inspiration nouvelle, tant et si bien que les piédroits de la Porte s’enrichissent de femmes sulfureuses, de corps ronds et attirants, tandis que résonnent dans le bronze de Rodin les mots de Charles Baudelaire.
Lorsque l’on admire des sculptures comme La Cariatide Tombée ou Je suis belle, peut-on être véritablement certain des sentiments qui se trouvent exprimés par l’art de Rodin ? Les yeux mi-clos, les sourcils froncés et le front strié de plis représentent-ils la douleur, la peine sous un faix trop important, ou bien une forme de plaisir difficilement dissimulé ? Le symbolisme est prégnant dans ces corps de femmes pleins, offerts, d’un blanc de lait, sculptés par Auguste Rodin. Ainsi on assiste au basculement d’une œuvre à une autre, et le parcours du Musée parisien exprime à merveille comment l’artiste verse d’une inspiration à une autre, d’un goût à un autre. L’Enfer selon Rodin est bien plus complexe et riche qu’il n’y paraît…
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