Article proposé par Exponaute
Si l’appellation, L’oeil interieur, n’est pas immédiatement apparue comme une évidence pour qualifier cette rétrospective, elle traduit avec précision ce que l’on traverse au fil de l’exposition. D’un côté, l’oeil intérieur, c’est son génie : lorsqu’il représente, Modigliani est fidèle à une vérité plus personnelle, à sa perception du personnage de son modèle. Ainsi ses portraits ne seront pas toujours ressemblants (et les modèles pas toujours très heureux) : par exemple l’artiste n’hésite pas à prêter à son modèle un costume que jamais il n’aurait porté. Mais ici, l’oeil intérieur, c’est surtout celui du visiteur. Grâce à l’impressionnante richesse des œuvres présentées et à un travail de longue haleine, l’expo est en mesure de présenter fondamentalement l’artiste : son histoire, sa vie, sa méthode et ses inspirations.
C’est notamment via quelques sculptures, un aspect peu connu de l’oeuvre de l’artiste italien, qu’un lien intime se tisse presque inconsciemment. Tour à tour obnubilé par la sculpture antique qu’il côtoie au Louvre et par les arts premiers (khmers surtout puis africains) du musée du Trocadéro, Modigliani se consacre pleinement à la sculpture, au point même de songer à laisser la peinture de côté. Nous sommes alors dans les années qui suivent son arrivée en France. A défaut d’être nombreuses, les sculptures sont fortes : des traits fins auxquels se mêle la rigueur symbolique de l’antiquité grecque et, déjà, ce travail de la forme qu’on retrouvera plus tard dans ses tableaux.
Le LaM a donc décidé d’accorder une place importante à ces sculptures pourtant peu nombreuses car elles sont, surtout pour transmettre cet œil intérieur qui nous intéresse, cruciales. Installées au cœur de plusieurs salles, les oeuvres sont entourées de tout ce dont on a besoin pour les apprécier : des croquis, des études mais aussi des masques, des frises et d’autres objets d’art premier prêtés par le Quai Branly. En une sculpture, tout est là. D’abord l’origine : l’inspiration et la passion de Modigliani pour ces arts dont il s’est abreuvé et qui sont devenus la base de son style. Ensuite, l’avenir : dans la forme des visages, dans les yeux en amandes, on apperçoit déjà les chefs-d’oeuvre à venir, on croit presque qu’une toile vient de prendre forme sous nos yeux. On a toujours qualifié la peinture de Modigliani comme sculpturale, à tel point que devant ses premières sculptures on croit voir un Modigliani en trois dimension.
Mais rapidement, sa condition physique fragile ne lui permettant le travail difficile de la matière, celui qu’on appelle Modi dans son quartier de Montparnasse revient à la peinture, un art qu’il n’avait jamais vraiment abandonné. On fait face au grand Modigliani, celui que le monde entier connaît aujourd’hui, le peintre, le portraitiste. Et avec lui, toute une bande, sublimée ou caricaturée en portraits : Cocteau, Kisling, Soutine ou encore, et surtout, Zborowski. Zborowski est un poète qui a joué un rôle majeur dans la carrière de Modigliani : alors qu’il était suivi par le marchand Paul Guillaume (dont des membres de la famille sont brillament représentés dans l’expo), l’artiste italien se tourne vers lui malgré ses connexions restreintes avec le milieu.
Mais Zborowski est probablement le premier à être tombé en admiration devant le travail d’un peintre reconnu qui, pourtant, ne vendait pas. On apprend donc à connaître tout un quartier, un groupe, à travers l’oeil de Modigliani : tous ses amis y sont passés. Et là encore, cet oeil est limpide: quelques tableaux d’autres peintres représentent les mêmes modèles : la patte et le sentiment de Modigliani sont inégalables. Parmi ces modèles, il y a Jean Cocteau. Un jour, dans son atelier, Kisling propose à Modigliani de peindre Cocteau en même temps que lui : en sortent deux toiles aux traits très appuyés (celle de Kisling est dans l’exposition, accompagnée d’une esquisse du Modigliani) dont le principal intéressé sera plutôt mécontent.
Parmi tout ces portraits, ces visages qui nous entourent avec leur particularité et qui ont en commun le sublime et le familier du trait de Modigliani, le chef-d’oeuvre est l’homme le plus important : Zborowski, ce passionné, cet admirateur qui a mis toute son énergie pour crier au monde qu’il avait affaire à un génie. Dans l’exposition, l’homme bénéficie de trois portraits, deux signés Modigliani, le troisième Kisling. Le central, le plus tardif, est sans doute le clou de l’événement : l’expression de ses yeux vides (communs à beaucoup de tableaux, on y voit, entre autre, les trous des masques africains), la noblesse de son esprit, les couleurs, tout porte à comprendre l’homme dévoué, qui ne ressemble pas vraiment à celui que représente Kisling, plus prosaïque, plus réaliste (et moins réel). Derrière lui, idée géniale, une autre pièce maîtresse et un autre passionné, l’homme incroyable grâce à qui, littéralement, nous sommes en mesure d’admirer de telles œuvres ici, à Villeneuve d’Ascq, au LaM.
Cet homme, c’est Roger Dutilleul. Alors que Zborowski accueille Modigliani sur la Côte d’Azur pour l’éloigner de la capitale touchée par la violence, celui-ci fait la rencontre de Roger Dutilleul, un collectionneur à l’oeil aguerri qui tombe en admiration devant son travail. Déjà fervent amateur de Braque et Picasso, Dutilleul passe tout son argent dans des oeuvres de Modigliani. « J’ai dix ans de retard sur cet homme » reconnaissait le peintre, tant Dutilleul était visionnaire. En face de Zborowski, la silhouette de Dutilleul apparaît plus fine qu’elle ne l’était réellement : c’est le regard d’un oeil sur un autre, la finesse de son visage n’a d’égale que celle de son goût pour les belles choses et sa capacité à reconnaître un génie quand il en voit un.
Après la mort de Modigliani à l’âge de 35 ans, Dutilleul affine sa collection en achetant des toiles plus anciennes (l’expo montre d’ailleurs des photos improbables d’une chambre envahie par des tableaux qui, aujourd’hui, feraient probablement d’elle la pièce la plus protégée au monde). Plus tard, avec son fils, Roger Dutilleul fera don de l’intégralité de sa collection (vous avez dit généreux ?) au musée d’art moderne de la ville de Lille. Au LaM donc. Voilà ce qui a rendu possible cette grande exposition (la première en France depuis plus de dix ans) et qui lui a permis d’être aussi riche, presque exhaustive (il manque peut-être quelques nus, dont certains se vendent aujourd’hui à des prix ahurissants). De ses premières inspirations aux chef-d’oeuvres de la fin de sa carrière, courte mais productive, tout y passe, nous sommes à l’intérieur de cet oeil intérieur, dans les coulisses d’une représentation du monde et du corps humain unique dans l’histoire de l’art. Le génie de Modigliani est clair, partout, il est reconnaissable et, jusqu’au 5 juin, à Lille, on a l’opportunité de le cerner, de le comprendre et de l’intégrer dans des conditions absolument idéales. Peut-être même, les meilleures conditions possibles.
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