Article proposé par Exponaute

Georgia O’Keeffe : sensation et abstraction au musée de Grenoble

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Pour la première fois en France, Georgia O’Keeffe bénéficie d’une exposition qui lui est entièrement consacrée. Conçu comme un partage d’expérience visuelle plutôt qu’une série de représentations, le travail intense de l’artiste américaine, exacerbé par la photographie, vaut le coup d’être vu. Et vécu.
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Alfred Stieglitz, Georgia O’Keeffe, 1922, Santa Fe, Georgia O’Keeffe Museum.

Dans les rues de Grenoble, un tramway spécialement redécoré annonce les couleurs : celles de Georgia O’Keeffe, icône de l’art moderne américain. L’intitulé de l’événement et son parti pris peuvent surprendre : O’Keeffe et ses amis photographes, ou un dialogue entre peinture et photo, des artistes très proches au quotidien. Révélée par le photographe Alfred Stieglitz (qui deviendra rapidement son mari), Georgia O’Keeffe, celle qui représente un réel devenu abstrait, s’inspire autant qu’elle inspire les photographes qui l’entourent. A Grenoble prend donc forme un dialogue esthétique intense, entre photographie abstraite et peinture suggérée, dans lequel se révèle son expérience du monde. Les trente tableaux présentés ici sont accompagnés de soixante photographies d’artistes qu’elle fréquentait. Parfois portraits de l’artiste par son mari Alfred Stieglitz (O’Keeffe étant « l’une des artistes les plus photographiées », s’amuse le directeur du musée Guy Tosatto), parfois œuvres de photographie pure, abstraites, prises par ses amis.

Biomorphique diront certains, effet de zoom diront d’autres, le travail abstrait de Georgia O’Keeffe est à l’origine de son succès rapide (critique et commercial). Voluptueuses, méconnaissables mais toujours familières, les formes et les couleurs de ses tableaux nous parlent sans représenter. Lorsque Alfred Stieglitz présente dans sa galerie une série de portraits d’elle (dont certains nus), ll’artiste et modèle est réduite à la luxure, sa sensibilité est confondue par beaucoup avec une sensualité gratuite.

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Georgia O’Keeffe, Gris, Bleu & Noir – Cercle Rose, 1929, Santa Fe, Georgia O’Keeffe Museum.

Face à ces interprétations sexuelles réductrices, O’Keeffe revient vers un sorte de figuration. Une sorte, oui. Inspirée par les fleurs, elle en fait son sujet de prédilection, représentant toujours un détail, un focus plutôt que la fleur dans son intégralité. Encore une fois, certains ne verront que sensualité sans comprendre qu’il n’y a pas de de figuré dans l’objet qu’elle peint (même s’il est réel, comme si la fleur était maquillée en objet sexuel, comme Dali se maquille en Joconde).

On ne voit pas ce qu’elle voit, encore moins ce qu’elle veut nous faire voir. On voit ce qu’elle ressent, on ressent ce qu’elle ressent, une expérience plutôt qu’une image. Dans une lettre à M. Miliken, Georgia O’Keeffe expliquait clairement ce rapport à la fleur et à l’objet en général en disant : « Je sais que je ne peux pas peindre une fleur. […]  Mais je peux, peut-être, grâce à la couleur, vous faire part de mon expérience de la fleur, de ce que la fleur signifie pour moi à ce moment précis. »

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Imogen Cunningham, Magnolia Blossom, vers 1925 ; Georgia O’Keeffe, Iris Blanc,  1930, Santa Fe, Georgia O’Keeffe Museum.

A travers le détail d’un bol, dans les ombres d’un porche, l’élégance abstraite des photographies de Paul Strand résonne avec les tableaux exposés à leurs côtés, partageant son approche et sa représentation sensitive du réel. Rebutée par l’académisme (elle a failli arrêter de peindre à cause d’une école d’art), Georgia O’Keeffe ne s’intéresse pas à la copie, elle est un peintre de l’expérience, de la modernité, du sentiment, de la poésie.

En pleine nature, à Lake George, au milieu des buildings à New York et, plus tard, au Nouveau-Mexique (parfois qualifié d’O’Keeffe country), le couple d’artistes partage le même regard sur le monde et se répondent malgré la différence d’outils. En face d’un portrait de Georgia par Alfred (forte, fière et fascinée de tenir à la main un crâne et des os glanés dans le désert), un tableau : au loin, la silhouette d’une falaise, tout autour, une forme circulaire. Ce tableau est la vision très instantanée du paysage perçu à travers le trou d’un os pelvien, probablement l’un de ceux qu’elle tenait à la main quelques mètres plus tôt. L’idée, la couleur, la précision du trait, tout évoque les premières œuvres de l’artiste, les fleurs, les formes, l’expérience de l’image, l’amour du paysage, l’espièglerie et la maîtrise technique.

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Paul Strand, Abstraction, bols, 1916, Paris, musée d’Orsay ; Georgia O’keefe, Pedernal from the Ranch 1, Minneapolis Institute of Arts.

L’exposition se termine sur des images, des vues d’avion (Georgia O’Keeffe a vécu près d’un siècle) oniriques et évocatrices. Fin d’une incursion émouvante dans l’expérience esthétique moderne d’une artiste soutenue et admirée par des photographes dont la présence est absolument justifiée.

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