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Qu’est-ce que l’art brut ? On a posé la question à 3 spécialistes

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Qu’est-ce que l’art brut ? Antoine de Galbert, président de la Maison Rouge à Paris, Sarah Lombardi, directrice de la Collection de l’art brut de Lausanne et Christian Berst, directeur de la galerie du même nom ont répondu à nos interrogations.
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Jean Dubuffet, Autoportrait II, 1966, © Collection Fondation Dubuffet.

L’art brut, ce mouvement artistique défini par Jean Dubuffet en 1945, s’est vu récemment prendre du galon et s’institutionnaliser. Les grands musées lui font de l’œil et ses artistes ont la cote. Mais à trop en parler on voit l’art brut se perdre dans un flot de références et son sens se diluer. Trop facilement réapproprié, l’art brut est tiraillé. Que se cache derrière ce diamant brut ? La meilleure façon de le savoir reste de le demander à des spécialistes, auxquels nous avons posé les mêmes questions : que recouvre le terme d’art brut aujourd’hui ? Sa définition a-t-elle évolué depuis Dubuffet ?

Sarah Lombardi, directrice de la Collection de l’art brut de Lausanne

« Du point de vue de notre collection à Lausanne, ce terme se fonde – tel que l’a conceptualisé Jean Dubuffet – sur deux dimensions. La première est d’ordre sociologique. Elle définit l’auteur selon son contexte d’origine et un critère, celui de l’autodidacte, celui qui n’a pas appris. Il y a aussi une certaine notion de marginalité, l’artiste se situe hors du système de l’art, avec la volonté de créer mais sans nécessairement le souhait de s’inscrire dans un champ artistique, avec la reconnaissance qui va avec, et sans avoir la conscience d’être artiste ou de faire de l’art. L’art brut ce n’est jamais une motivation.

La deuxième dimension serait d’ordre artistique. Il y a la recherche d’une production forte d’un point de vue esthétique, la formation de langages nouveaux, d’inventions ou de techniques. Cette dimension est plus subjective que la première et fonctionne plus selon les goûts de chacun.

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Kahmann Anna, Sans titre, 1994 © Collection de l’Art Brut.

De notre point de vue, ce qui aurait changé depuis Dubuffet ne seraient donc pas les critères de l’art, car notre choix fonctionne selon ces derniers, mais le contexte dans lequel s’inscrit l’art brut aujourd’hui. Il est radicalement différent de celui de 1945. Et conjointement au contexte, c’est aussi la réceptivité qui a changé. Aujourd’hui l’art brut est mis sur le même plan que les autres formes artistiques et on le voit clairement avec le regain d’intérêt que lui portent les grandes institutions (comme le musée d’art moderne de la Ville de Paris par exemple), qui l’intègrent à leurs collections. On le voit aussi par les nombreuses publications sur l’art brut, mais aussi dans les galeries et sur le marché de l’art où les artistes d’art brut voient leur cote croître.

Dubuffet choisissait l’art brut pour provoquer, bousculer voire déranger, mais aussi pour réfléchir. Il a questionné la notion d’œuvre d’art : faut-il nécessairement qu’elle soit faite par un artiste qui a suivi une formation ou qui vient d’un milieu académique et artistique ? La réponse est non. Ce n’est pas l’école qui nous apprend à être un artiste. C’est une sorte de génie. C’est réjouissant de voir que les gens s’intéressent autant à l’art brut maintenant. Dubuffet avait une revendication politique : l’art brut aurait renversé l’art culturel. On en n’est pas arrivé là, c’est plutôt le système qui a intégré l’art brut dans son champ. »

Antoine de Galbert, président de la Maison rouge et collectionneur

« Il y a plusieurs définitions qui s’entrecroisent, plusieurs manières de définir l’art brut. Mais la manière qui l’illustre le mieux serait de parler de ses artistes, de dire que ce sont des gens libres. Quand on dit quelqu’un de libre, c’est une personne qui n’attribue pas d’importance au regard des autres. Ça ne veut pas dire qu’un artiste d’art brut n’aime pas montrer ses œuvres, au contraire, il peut en être conscient et heureux d’exposer comme c’était le cas pour Judith Scott. Mais le principal, c’est qu’il crée pour lui-même.

La plupart de ces créateurs n’ont pas de connaissances sur l’art, sauf certains comme Louis Soutter, qui était cultivé, ou Eugène Gabritschevsky, un très grand savant, dont une exposition à la Maison rouge est en préparation, co-produite par le musée Lausanne. Mais le plus important c’est que les artistes deviennent bruts quand ils ne se soucient plus du regard des autres.

On ne peut pas devenir un artiste d’art brut en faisant l’école des Beaux-Arts. Il y a des gens qui ont une forme brute, comme Michel Nedjar qui évolue dans le milieu de l’art brut. C’est là que la nuance apportée par Michel Thevoz à Lausanne est pertinente. Il a créé une sous-famille pour accueillir tous ces artistes affiliés à l’art brut, qui s’appelait la Neuve Invention. Cette sous-famille est parallèle et complémentaire à celle de Dubuffet. Elle inclut des artistes qui étaient passionnés d’art brut, qui étaient singuliers, mais qui n’étaient pas dans l’art brut.

Ce sont des définitions très complexe, il n’y en a pas qu’une. On ne peut pas comparer un artiste médiumnique avec une artiste comme Judith Scott  qui était trisomique, sourde et muette, on ne peut pas mettre tous ces gens dans le même sac.

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Judith Scott, Sans titre (sculpture de fibres et d’objets trouvés), 2004 © Brooklyn Museum.

En ce moment il y a quelque chose d’intéressant qui émerge, de théorique : on entend parler chez Christian Berst notamment, « d’art brut contemporain ». Je n’approuve pas cette notion parce que je pense que par définition, l’art brut n’est pas contemporain. Il n’est pas du passé non plus, il a toujours existé. Au Moyen Age il y avait des gens qui correspondaient à cette définition d’art brut, mais il n’était pas identifié comme tel parce que c’est la modernité qui a permis de l’identifier comme une forme d’art. Ce n’est pas parce que l’art brut vient au grand jour qu’il en devient contemporain. Si on commence à dire qu’il y a un brut contemporain, l’art brut c’est terminé, ça n’existe plus.

L’art brut est universel. C’est l’universalité de cette forme d’art qui m’intéresse, qui m’empêche de me perdre dans les distinctions contemporaines ou autre. Tous les artistes devraient être des artistes de l’art brut, être artiste c’est déjà se marginaliser par rapport au monde, parce que c’est permettre au monde d’avoir une lecture qu’on n’aurait pas sans eux. Mais il peut y avoir des mauvais peintres qui sont marginaux, le fait d’être marginal n’est pas nécessairement lié à la qualité d’une œuvre. C’est aussi une marge intellectuelle. Et il y a une dimension sociale. La plupart du temps les artistes que Dubuffet dégotait étaient pauvres et marginaux sur un plan social.

Cette dimension est en train de changer, et c’est bien. Le fait que l’art contemporain regarde l’art brut, c’est intéressant. Et inversement, le monde de l’art brut qui était totalement politisé, militant contre l’art contemporain, s’ouvre aussi. Il y a un décloisonnement. Mais ça peut apporter des effets pervers comme le développement du marché, par exemple. »

Christian Berst, galeriste

« Ces dix dernières années, l’art brut est véritablement sorti du purgatoire où l’incurie des uns et le dogmatisme des autres l’avaient condamné durant plus d’un demi-siècle. Il rejoint non seulement les plus grandes collections, publiques ou privées, telles que le MoMA, le Centre Pompidou et la Tate Modern, mais il irrigue désormais également les expositions les plus emblématiques comme la Biennale de Venise de 2013. Les publications – près d’une cinquantaine au seul actif de la galerie -, les colloques et études qui lui sont consacrés sont exponentiels, à tel point que l’art brut, en ce tournant du XXIe siècle, est considéré par beaucoup comme le champ le plus vivifiant de l’art. Celui qui, tout en affolant les boussoles, a le plus grand potentiel de régénération. À condition que le monde de l’art soit capable de fuir ses dogmatismes et d’entreprendre une courageuse mais salutaire réécriture de l’histoire de l’art.

Il est grand temps de sortir l’art brut de l’angle mort. Tout en revendiquant notre droit d’inventaire sur la pensée de Dubuffet et de ses séides. Je reste convaincu qu’il suffit de donner l’art brut à voir, à éprouver et à penser pour ébranler les certitudes, pour élargir l’horizon, pour produire du sens nouveau. En parcourant le monde à la découverte d’art brut contemporain, j’ai surtout été frappé par le fait que celui-ci était riche dans ses formes.

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Michel Nedjar, Sans titre (Belleville), 1988 ©Galerie Christian Berst.

De la même manière, le réduire à l’art des fous ou à celui des autodidactes est une impasse, puisque beaucoup parmi ces derniers produisent des œuvres tout à fait normées, conventionnelles. L’assimiler à de l’art-thérapie n’est pas moins tendancieux, tant l’artiste brut est engagé dans une voie personnelle, rétive aux cadres institués. Il ne s’inscrit pas plus dans une tradition, ce qui le différencie de l’art naïf ou populaire. L’amalgamer avec l’art des autodidactes qui font carrière dans un ghetto nommé outsider art – sous prétexte que ces derniers ne relèvent pas strictement de l’art contemporain – relève de la pure aberration.

Pire encore, vouloir l’enfermer dans un champ formel – forcément figuratif – revient à nier l’art brut abstrait pour accréditer par un argument fallacieux sa prétendue différence avec l’art contemporain. Or, si différence il y a, elle est a chercher davantage dans le fond que dans la forme. En l’état, l’art brut rassemblerait donc les œuvres produites hors des sentiers battus par des personnalités vivant dans l’altérité mentale ou sociale et cherchant – souvent dans le secret, la plupart du temps pour leur propre usage – à matérialiser leur mythologie individuelle. Et si nous sommes capables de reconnaître et d’aimer ces productions, c’est simplement le signe qu’elles confinent à l’universel. »

A voir pendant la semaine de la FIAC : l’Outsider Art Fair, du 22 au 25 octobre 2015.

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