Article proposé par Exponaute

Nicolas Poussin sacré Dieu de la peinture

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Entretien avec Nicolas Milovanovic (musée du Louvre) et Mickaël Szanto (Université Paris-Sorbonne) à l’occasion de l’inauguration de l’exposition « Poussin et Dieu » et du 350ème anniversaire de la mort de l’artiste français (1594–1665). Les deux commissaires partagent avec Exponaute leur enthousiasme pour ce « dieu de la peinture ». 

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Paysage de tempête avec Pyrame et Thisbé, 1651. Stadelsches Kunstinstitut, Francfort. Courtesy U. Edelmann – Stadel Museum-Artothek.

Comment expliquez-vous la rareté des expositions sur Nicolas Poussin en France, pourtant considéré comme le plus grand peintre français ? 

NM et MS : Nicolas Poussin est un très grand génie et les institutions qui en conservent les œuvres hésitent à s’en dessaisir, même temporairement. Il faut les convaincre les unes après les autres. En cela, organiser une exposition sur Poussin peut être compliqué. Nous y travaillons depuis deux ans.

Notons à ce propos qu’il y a une différence entre la France et les pays anglo-saxons, fascinés par Poussin. Les dernières expositions sur Nicolas Poussin ont eu lieu à New-York et à Cleveland, alors que le Louvre possède la collection la plus importante de Poussin au monde (40 œuvres). Nous essayons aujourd’hui de rattraper ce retard et reprendre un certain leadership.

L’exposition « Poussin et Dieu » rassemble 99 œuvres (dont 35 dessins et deux estampes). Des regrets ?

NM et MS : Nous avons eu la chance de pouvoir réunir toutes les œuvres souhaitées sauf en ce qui concerne les Sept Sacrements du musée d’Edimbourg [peints pour Paul Fréart de Chantelou, le grand collectionneur de Poussin, ndlr]. Il est tout simplement impossible d’en obtenir le prêt. A l’exception de cette série, nous avons monté l’exposition dont nous rêvions ! Notre souci est désormais de pouvoir partager notre amour pour l’art de Poussin avec le public.

Nicolas Poussin est vu comme un peintre intellectuel, difficile à comprendre. Cet a priori est-il justifié? 

NM et MS : Tout d’abord, il n’y a pas de regard naïf de la peinture, c’est un mythe. Or en France, on n’apprend pas à regarder une œuvre, à la différence de l’Italie par exemple où l’histoire de l’art est enseignée à l’école. Et notre perception de Poussin est prisonnière de la manière dont on a regardé le peintre par le passé. Le XVIIIème, le siècle des Lumières, a construit une image savante de Poussin ; il est devenu un monument, la figure par excellence du peintre philosophe. Cet héritage trahit l’œuvre. Tout le monde peut appréhender l’art de Poussin, en saisir la beauté, être ému par ses tableaux. Il faut juste donner quelques clés d’accès. Et c’est notre rôle, en tant que conservateurs et universitaires, et bien sûr commissaires d’exposition.

Comment faut-il regarder l’art de Poussin pour l’apprécier pleinement ? 

MS : Poussin le dit lui-même dans ses lettres. Il faut arrêter le regard, se concentrer sur un seul tableau à la fois. Il choisissait à cet égard des cadres très simples, pour ne pas détourner l’attention de l’œuvre. Quand Poussin présentait ses peintures à un public, il les couvrait d’un rideau et les dévoilait ensuite, l’une après l’autre, dans leur caractère unique. C’est à l’opposé de notre culture des images.

NM : Nicolas Poussin propose un parcours dans le tableau qui nécessite de prendre son temps. Dans sa « théorie des péripéties », l’historien de l’art Jacques Thuillier parle du temps de la réalité (que nous habitons) et du temps du tableau qui invite à un cheminement. Des indices sont semés à destination de celui qui regarde ; ils fonctionnent comme des clés de lecture.

MS : Poussin disait : « Il faut lire ma peinture », c’est-à-dire circuler dans l’image, dans son iconographie pour en méditer le sens. Il demande une implication du regard.

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Nicolas Poussin, L’Assomption, vers 1629 ? Washington, National Gallery of Art, Ailsa Mellon Bruce Fund © National Gallery of Art, Washington

Revenons si vous le voulez bien au propos de l’exposition et à son titre : « Poussin et Dieu ». Il suggère une relation particulière du peintre à la religion…

NM et MS : Nous assumons le côté un peu provocateur du titre qui j’espère intriguera le public et lui donnera envie de venir. Le titre questionne la spiritualité, qui est l’un des enjeux de cette exposition. En tant qu’amoureux fous de Poussin, on se permet également le jeu de mot sur « Poussin EST Dieu » ! Le dieu de la peinture ! L’historien Jacques Thuillier, dont nous rééditons les écrits, a intitulé comme cela l’un de ses ouvrages. Pour lui, la spiritualité de Poussin n’était pas fondée sur la tradition chrétienne, ce qui n’est pas forcément notre conclusion. Nous nous contentons de poser la question.

L’exégèse, c’est-à-dire l’étude approfondie des textes bibliques, est une des clés de compréhension de l’art de Poussin. Il les recontextualise systématiquement. Par exemple il va peindre des personnages qui ne sont pas cités par la Bible mais dans les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe. Pour le catholicisme du Concile de Trente, chaque événement de l’Ancien Testament a une correspondance dans le nouveau. D’où l’obsession de Nicolas Poussin pour la figure de Moïse qui préfigure le Christ.

Poussin invite à lire l’Evangile et le sens même du texte. Toujours la même ambition : lire/questionner/méditer.

Dites-nous ce qui fait de Poussin ce « dieu de la peinture » ?

MS : Sa capacité d’invention. Il ne se répète jamais. Il questionne les sources dans une logique de laboratoire. En tant qu’artiste inspiré, il se permet d’échapper aux codifications iconographiques au nom de la licence poétique. On lui a d’ailleurs reproché cette liberté. Poussin est aussi un réformateur de la peinture. Il s’inscrit dans une tradition – il étudie la couleur de Raphaël et de Titien – mais il propose des solutions esthétiques nouvelles. Il s’oppose par exemple à l’art des fresques du peintre baroque Pierre de Cortone.

NM : Poussin a le génie de l’ombre et de la lumière (vous le verrez dans le cabinet des dessins). C’est le peintre de la peinture pure. Ses harmonies colorées ont inspiré Picasso. Cézanne a trouvé chez Poussin ses fameux « cylindre, sphère et cône ». Les formes pures, l’abstraction, Malevitch, sont déjà présents chez lui. Mais au-delà de cette jouissance formelle, les sujets de Poussin ouvrent un monde poétique extraordinaire, posent les questions fondamentales de la destinée humaine et de la liberté de l’homme. Dans Poussin il y Montaigne, il y a Shakespeare.

MS : Poussin vous apprend à voir. Il révèle.

D’après votre collègue du Louvre Guillaume Kientz, c’est Velázquez (exposé en ce moment même au Grand Palais et contemporain de Poussin) qui est le plus grand des peintres !

NM : Velázquez respire la peinture, on ne peut pas le nier. Mais j’avoue préférer personnellement les sujets de Poussin, comme les Quatre Saisons par exemple sur lesquelles plane l’ombre de la Bible, aux séries de portraits de Philippe IV ou de son cheval !

Velázquez et Poussin ont vécu dans le même quartier à Rome – Velázquez y fait deux séjours en 1630 et en 1650. Ils se sont certainement connus même si on n’a pas de source. Un regard croisé Poussin/Velázquez organisé au Louvre le 28 mai abordera cette question.

MS : Velázquez peint avec une facilité inouïe. Il a le génie du pinceau. Un pinceau très vénitien, tout comme Poussin. Mais ce dernier va ensuite renoncer à cette manière de penser la peinture. Est-ce que la peinture ne doit pas dépasser le seul éblouissement de la matière ? C’est ce qu’il propose.

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Nicolas Poussin, Moïse exposé sur les eaux, 1654, Oxford, Ashmolean Museum © Ashmolean Museum, University of Oxford

Nous nous trouvons actuellement dans l’avant-dernière salle de l’exposition. Les cimaises sont d’un bleu profond. Ailleurs, on trouve des rouges et des verts. Pourquoi ce choix scénographique? 

NM et MS : La couleur des cimaises a un rôle capital. Poussin est souvent présenté, comme ici au Louvre, sur des cimaises claires qui assombrissent sa peinture. D’où notre choix de coloris plus vifs pour l’exposition. Par ailleurs, nous avons pris en compte les accrochages de l’époque : les rouges cramoisis, les bleus plus méditatifs de la Petite Galerie de Versailles, les cabinets verts des collectionneurs. On peut considérer que Poussin a peint dans l’idée que sa peinture allait s’harmoniser avec un certain type de cimaises. Les Poussin ont été montrés jusqu’ici dans de mauvaises conditions de lumière et de couleurs. C’est donc un enjeu essentiel de l’exposition, non par visée archéologique mais pour révéler des harmonies affadies par les accrochages traditionnels.

Une œuvre de l’exposition vous tient-elle particulièrement à cœur ?

MS : Le Paysage de tempête avec Pyrame et Thisbé [avant-dernière salle de l’exposition, ndlr] que le Stadel Museum de Francfort nous a généreusement prêté. Il s’agit du plus grand paysage jamais réalisé par Nicolas Poussin. Le sujet est tiré des Métamorphoses d’Ovide, ce poème antique. Pourquoi dans ce cas le présenter ici ? Parce qu’il suggère justement une réflexion sur Dieu et la sagesse. Au premier plan, on voit Pyrame et Thisbé (qui s’aiment depuis l’enfance). Ils se sont donné rendez-vous à l’orée d’un bois. Un lion surprend Thisbé, elle prend peur et laisse tomber son voile en s’enfuyant. Arrivé sur les lieux, Pyrame pense qu’elle a été dévorée et se donne la mort. C’est la découverte du corps de Pyrame par Thisbé et son suicide consécutif que choisit de représenter Poussin – d’après Ovide, leur sang donnera sa couleur à la mûre. Le tableau est basé sur le contraste entre l’orage à l’arrière-plan – on voit des éclairs, des hommes luttant contre le vent – et l’eau du lac, restée calme. Poussin invite par-là à une réflexion sur la tempête des passions et les malheurs de la vie derrière lesquels se cachent finalement un ordre. Une lecture du mythe inspirée par la pensée chrétienne mais qui dépasse la question du religieux. C’est un tableau métaphysique. Un chef-d’oeuvre qui s’adresse à nous tous.

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Nicolas Poussin, Le Printemps ou Le Paradis terrestre, détail, 1660–1664 (les Quatre Saisons), Musée du Louvre  © RMN-Grand Palais, Stéphane Maréchalle.

NM : Les Quatre Saisons du Louvre [dans la même salle que le Pyrame et Thisbé, ndlr] qui correspondent à des scènes de l’Ancien Testament [Le Déluge, Le Paradis, Ruth et Booz et La Grappe de Canaan, ndlr]. Quatre paysages également, tous différents avec cette nature qui enveloppe, domine les petits personnages et questionne leur (notre) place dans le monde. On est dans les toutes dernières années de la vie de Poussin. Le peintre est très malade, sa main tremble et sa touche presque « impressionniste » en est la conséquence directe. Le commanditaire laisse Poussin choisir son sujet. Le monde antique transparaît ici, avec ce renouveau de la nature et l’allusion aux divinités : Flore, Cérès… Or chacune des scènes renvoie au Christ, du moins c’est la nouvelle lecture qu’on en propose. Peut-être un indice sur cette foi de Poussin qui nous échappe encore aujourd’hui.

 

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