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Guillaume Kientz : « La technique de Velázquez est époustouflante »

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Familier du « roi-planète » Philippe IV d’Espagne, adulé par les artistes, élevé au rang de mythe pour ses Ménines, Diego Velázquez (1599–1660) est exposé pour la première fois en France, au Grand Palais à Paris. Une scénographie sobre, ponctuée d’effets dramatiques (salle plongée dans le noir) et colorés (cimaises vertes). C’est dans cet écrin que le commissaire Guillaume Kientz s’attaque au « peintre des peintres » comme le surnommait Manet. Très convoité par la presse, le jeune conservateur du Louvre prend quelques minutes pour répondre à nos questions. 

Qu’est-ce qui fait, en quelques mots, le génie de Velázquez ?

Ce génie s’explique d’abord par une succession de circonstances historiques. Velázquez est né à Séville, l’une des villes les plus stimulantes de l’époque, et il travaille pour Philippe IV, l’homme le plus puissant d’Europe. Mais Velázquez a surtout une technique époustouflante, il fait la différence avec sa touche vibrante, une pâte onctueuse, un dessin parfait. La construction intellectuelle de son art va venir doubler cette excellence technique par des compositions à la fois évidentes et extrêmement sophistiquées, et une prise en compte du spectateur dans le rapport à l’œuvre. C’est un génie qui parle aux artistes depuis son époque jusqu’à aujourd’hui : Goya, Manet, les impressionnistes, Picasso, Bacon, Jean-Luc Godard… Il n’a jamais cessé de leur plaire.

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Diego Velázquez, L’Apôtre saint Thomas, vers 1619–20. Courtesy Musée des beaux-arts d’Orléans.

Dans le parcours on trouve beaucoup d’oeuvres attribuées à l’atelier de Velázquez. Le Louvre, qui est à l’initiative de l’exposition, n’a aujourd’hui plus aucune toile signée de sa main (elles ont été désattribuées ces vingt dernières années). Qu’en est-il des collections françaises?

Velázquez est un peintre qui a peu produit, de manière générale [une petite centaine d’oeuvres, ndlr]. Cette exposition était justement l’occasion de faire le point sur ces attributions qui ont toujours été discutées. Aujourd’hui, nous assumons le fait de ne pas avoir de Velázquez au Musée du Louvre. Et c’est sûrement à cause de cette lacune qu’il a fallu attendre 2015 pour qu’une exposition soit consacrée au plus grand des peintres: la première en France ! Velázquez est tout de même présent dans les collections françaises, au Musée des beaux-arts de Rouen avec le Démocrite et au Musée des beaux-arts arts d’Orléans avec l’Apôtre saint Thomas [ci-dessus], deux toiles exposées au Grand Palais.

La question des « frontières » de Velázquez, avec cette problématique de l’atelier nous a particulièrement intéressés ici. Toutes les œuvres du Musée du Louvre sont des tableaux d’atelier ou des attributions à Martinez del Mazo, l’assistant de Velázquez, entré à son service en 1631 et longtemps oublié. Nous lui consacrons une salle. J’ai moi-même attribué récemment deux toiles de Velázquez à del Mazo : les Petits Cavaliers et l’Infante Marie-Marguerite. Cette dernière [ci-dessous] est l’ultime Velázquez du Louvre. Elle est présentée pour la première fois comme une œuvre de Del Mazo.

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L’Infante Marie-Marguerite (vers 1654. Courtesy Rmn-Grand Palais, Musée du Louvre) a été attribuée dernièrement à Juan Bautista Martinez del Mazo.

Qu’est-ce qui a motivé cette exposition ?

J’ai voulu montrer que Velásquez n’était pas né « génie ». Que le génie n’était pas quelque chose d’hors-sol. Velázquez apparaît dans un contexte bien particulier – Séville, au Siècle d’or espagnol – ; il s’exerce dans l’atelier de Pacheco (un peintre médiocre mais excellent pédagogue). L’exécution de Velázquez, sa touche, est sublime dès le départ mais il va véritablement se construire, s’émanciper à partir de sa découverte de l’Italie en 1630. On a voulu rendre compte de cette chrysalide dans l’exposition. On montre les peintres qui ont pu l’influencer comme Ribera, ceux dont il a médité les formules et le style pour trouver sa propre écriture.

Avez-vous rencontré des difficultés pour la mise en œuvre ?

La mise en place d’une exposition est toujours complexe, d’autant plus quand il s’agit de Velázquez car il existe peu d’œuvres. Et quand elles ne sont pas au Prado (qui limite ses prêts à sept pièces du maître), elles constituent souvent le fleuron des collections d’un musée.

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La Vénus au miroir (1647–51. Courtesy The National Gallery) est présentée dans l’exposition en face de L’Hermaphrodite endormi du Louvre, possible source d’inspiration de la toile.

Parmi les chefs-d’œuvre de Velázquez (la Vénus au miroir, le Portrait du pape Innocent X), seules Les Ménines, et peut-être aussi le portrait en pied de Philippe IV du Prado, sont absents de l’exposition ?

Je ne voulais pas Les Ménines. C’est un tableau qui va au-delà de Velázquez. Comme il s’agit d’une toile tardive, on l’aurait accrochée à la fin de l’exposition, et les visiteurs se seraient précipités pour la voir. J’ai écrit un texte dans le catalogue qui s’intitule : « Pourquoi est-ce que les Ménines ne sont pas au Grand Palais ? » Je n’ai pas demandé le prêt du tableau, et si on me l’avait proposé je l’aurais refusé, pour des questions y compris morales. Les Ménines sont un monument et on ne fait pas venir un monument, on le visite. Je pense qu’il faut découvrir Les Ménines au Prado, à Madrid, la ville où elles ont été peintes. Penserait-on à déplacer une cathédrale pour une exposition ?

Parlez-nous de la touche de Velázquez, et plus particulièrement de ses fonds où l’on aperçoit ça et là des traces de pinceaux ?

Velázquez est un peintre de la vibration. Il ne passe pas par le truchement du dessin – on a retrouvé à peine quatre dessins de lui. Il travaille alla prima, c’est-à-dire qu’il se lance directement à l’attaque de la peinture quitte à changer d’orientations en cours de route (d’où les nombreux repentirs visibles à la radiographie). C’est également un peintre de l’inachèvement. Cette esthétique donne à ses fonds une résonance, une vibration particulière. Il a aussi cette habitude d’essuyer la pointe de ses pinceaux sur la toile pour l’affiner ou décharger en liant le pinceau. Vraisemblablement, il n’a pas voulu les dissimuler même si avec le temps, ces traces sont remontées à la surface à cause de ce que l’on appelle la transparence accrue.

Cette esthétique de l’inachèvement apparaît aujourd’hui comme très moderne…

Velázquez a toujours été moderne : pour ses contemporains, pour Manet, pour Picasso, pour Bacon… Il est surtout en totale résonance avec la poésie de son temps, qui joue sur l’inachèvement. Cette esthétique du point de suspension est une figure de style picturale.

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Le Portrait du sculpteur Juan Martinez  (1636, Museo Nacional del Prado) est caractéristique de cette esthétique de l’inachèvement propre à Diego Velázquez.

Qu’en est-il de sa palette ? Les coloris terreux semblent dominer largement…

Au début, c’est vrai, l’ocre domine. Mais ce sont les couleurs de Séville. Un peintre peint ce qu’il a dans les yeux. La cour d’Espagne était une cour extrêmement austère, avec le noir imposé comme vêtement. Il n’y avait donc pas lieu de mettre de la couleur.

Velázquez est un peintre des harmonies chromatiques, l’une des raisons pour laquelle il a tant plu à Whistler. Ses toiles pourraient presque s’appeler : harmonies en rose et argent, harmonies en bleu et or. Il cherche à apaiser les couleurs et à créer des harmonies tantôt terreuses, tantôt rouges. Sa palette est à la fois nuancée et, en effet, limitée.

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Diego Velásquez, Portrait de Philippe IV, vers 1654. Courtesy Museo Nacional del Prado.

Quelle est la nature de la relation entre Velázquez et la famille royale d’Espagne, dont on voit les portraits dans l’exposition (ceux du roi Philippe IV, de l’infant Baltasar Carlos, mort à l’âge de 16 ans, ou de l’infante Marie-Thérèse, future reine de France) ?

Velázquez détient le monopole des portraits de Philippe IV. En cela, il a le grand privilège d’être en présence du roi pour de longues séances de poses. Une intimité inhérente au travail de peintre, qu’il ne faut pas confondre avec une intimité d’ordre personnel. Ils avaient à peu près le même âge, partageaient un goût commun pour la peinture mais Velásquez restait un sujet comme un autre. Le roi, sorte de demi-dieu, n’avait pas d’amis. Velásquez était son familier, en d’autres termes son serviteur.

Retrouvez dans l’Encyclo : Diego Vélasquez

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