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Rémy Zaugg : peindre c’est exister

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Peintre, théoricien, scénographe, collaborateur et ami des architectes Herzog et De Meuron, le Suisse Rémy Zaugg bénéficie d’une riche actualité en 2015 à l’occasion des dix ans de sa mort. Ses mots-tableaux sont exposés en mars au Centre culturel suisse à Paris, puis à la rentrée prochaine au Consortium de Dijon et au Musée d’art contemporain de Bâle. Portrait d’un artiste qu’on se réjouit de retrouver sur les cimaises.

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Atelier de Rémy Zaugg conçu par Herzog et De Meuron à Pfastatt. Courtesy Herzog et De Meuron

Rémy Zaugg est né en 1943 à Courgenay dans le Jura suisse. Il s’installe ensuite à Bâle – ses premières peintures sont présentées au Kunstmuseum en 1972 –, puis en Alsace, à Mulhouse-Pfastatt, où ses « copains » Herzog et De Meuron lui dessinent un atelier sur mesure. Un atelier de béton aux lignes aiguisées, « dur » (pour que la peinture puisse s’y établir), sans « bavardage ».

L’homme, grand gaillard à la mine pénétrée, qu’on dit de caractère difficile  – à la hauteur de sa générosité et de son exigence – s’est formé tout seul avant de décrocher la Bourse fédérale des beaux-arts. Un jour qu’il visite le Kunstmuseum de Bâle, c’est la révélation devant la toile Day before One de Barnett Newman. Etendue bleue sans Nord ni Sud déchirée par un zip noir. Immense, la peinture devient un lieu habité par le corps. « Mon adolescence [picturale] s’est achevée là » confie l’artiste dans le catalogue de son exposition au MAMVP en 1988. «  Mon genou, mon pied, mon dos, n’étaient pas encore sensibilisés à dialoguer avec un tableau ».

Cette relation de la peinture au visiteur, à l’espace d’exposition, à la ville (pour ses projets publics en néons), au monde donc, fondera l’œuvre de Rémy Zaugg. Le tableau te constitue et tu constitues le tableau prend pour titre, tel un manifeste, l’un de ses nombreux écrits théoriques. Composées majoritairement de mots isolés ou de phrases typographiées sur des fonds monochromes, ses peintures nous interpellent ; communiquent. Mais moi je te vois hurle l’une d’elles. Zaugg ne conçoit pas la passivité du regardeur.

Tout est histoire de proportions, d’intervalles. Quelle distance entre les lettres ? Comment situer le tableau par rapport à son contexte de présentation, à la fenêtre, au mur qui le porte, au lieu qui l’accueille ? Contenus dans un support rectangulaire à peine plus grand qu’eux, les mots affichés au Centre culturel suisse – demain, rien, peut-être, du vide – nous frappent par leur densité. Pas de place, à l’intérieur du cadre, pour diluer leur vérité existentielle. Ils appartiennent à la série « Un mot un tableau » débutée en 1985. Chez Rémy Zaugg, la taille des vocables, leur positionnement sur la toile (leur plastique) sont des éléments de composition qui en chargent la lecture. Confinés dans la partie inférieure du tableau, ils rejouent la fameuse ligne d’horizon de la peinture. Ailleurs, se succédant en vague, ils dessinent les reliefs d’un paysage. De cet échange entre le sens et la forme naissent des beautés inattendues. Son épouse Michèle Zaugg (assassinée en 2014 dans des circonstances encore inexpliquées) est préposée au paramétrage des lettres et à leur découpe.

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Rémy Zaugg, Un mot un tableau / Photo : Simon Letellier

« Peindre c’est percevoir, percevoir c’est peindre »

Zaugg a une obsession. Décortiquer le voir. Enquêter inlassablement sur l’acte perceptif. Méthodiquement. Objectivement. Son premier chantier consiste à analyser une seule et même toile de Cézanne, La Maison du pendu (1873, Musée d’Orsay) et de noter ce qu’il y voit à travers 27 esquisses perceptives. Opération interminable qui durera cinq ans (1963–1968), témoignant de l’inépuisable réservoir du visible. Idem avec Le Décodage en français d’un objet vu, co-écrit avec Jacques Hainard, futur directeur du Musée d’ethnographie de Neuchâtel. Puis ce sera au tour de la théorie de la perspective d’Alberti, du cubisme, du minimaliste Donald Judd ou de Giacometti (dont il scénographie l’exposition au Musée de la Ville de Paris en 1991) d’être l’objet de ses recherches.

Peindre c’est percevoir. Voir c’est exister. Jouant du ton sur ton (une phrase émerge à peine d’un fond blanc immaculé) ou à l’inverse sur le contraste entre des couleurs conflictuelles (lettres rouges sur bleu saturé, perturbant ainsi la lecture), Rémy Zaugg travaille la disparition. Fermer les yeux revient à vivre une expérience de mort imminente. Les mots « rien », « vide » clament paradoxalement leur présence. Qu’il peigne la toile en laissant apparent le passage du couteau ou utilise plus tard la sérigraphie sur aluminium et les lettrages adhésifs, Zaugg modèle le langage comme une matière. Et si, dès que je respire, le bleu du ciel s’effaçait blanchissait pâlissait se raréfiait jaunissait blêmissait s’évanouissait énonce sur un fond azuré l’une de ses toiles. Peindre, c’est vivre.

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Rémy Zaugg, Le monde voit, 2000 © Rémi Villaggi, MUDAM Luxembourg

Comprendre le monde

« Mon travail ne s’arrête pas à la peinture ». Pour Rémy Zaugg, écrire un livre ou concevoir un auditorium pyramidal au beau milieu d’un pâturage jurassien (projet interrompu depuis 2006) équivaut à la création d’un tableau. A Bâle, à l’occasion de la conception du siège des Laboratoires Roche par Herzog et De Meuron (2000), il fait voyager dans tout le bâtiment un mur de la couleur du ciel, estompant les contours entre architecture et peinture. Rémy Zaugg collaborera ainsi avec ses amis bâlois sur une quinzaine de projets. A partir de 1995, il crée dans le jardin de son atelier un paysage d’arbres « estropiés », dénigrés par les pépiniéristes à cause de leur « laideur ». Devenu propriétaire de l’imprimerie Turberg, il en restaure couche par couche la structure délabrée afin d’en conserver ses oeuvres. Pendant des mois, il s’acharne à composer un nuancier de gris, exercice qu’il s’impose pour « se donner une chance de penser à des travaux futurs ». Rémy Zaugg n’est pas « un homme d’idées mais de réflexion » pour reprendre les mots de Jacques Herzog. Pour lui l’art (qui englobe toutes ces pratiques) offre une possibilité de comprendre le monde ; d’en clarifier la vision. Le musée dont il rêve « parle immanquablement de l’homme ». Rémy Zaugg, affaibli par une sclérose en plaque, meurt en 2005 d’une tumeur au cerveau. Il laisse derrière lui une oeuvre conceptuelle rigoureuse, dont la force poétique est inversement proportionnelle à son économie de moyen. Aussi discrète que magistrale.

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