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Erró, paysagiste du XXe siècle

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Publié le , mis à jour le
Le musée d’art contemporain de Lyon consacre une rétrospective gigantesque à l’artiste islandais Erró, grand boulimique et producteur d’images. Focus sur la série des Scapes, points de vue à 360° sur la folie consumériste et la surenchère iconique.

Erró, Foodscape, 1964, Stockholm, Moderna Museet.

Le paysage emblématique du XXe siècle, quel serait-il ? Une décharge de voitures s’étendant à perte de vue, des charniers de débris organiques de guerres bouchères, un amoncellement de nos buffets discount ? Un peu tout ça à la fois. Ou plutôt beaucoup de tout ça à la fois, jusqu’à l’écœurement et l’ivresse visuelle, si l’on en croit la série des Scapes initiée par l’artiste Erró dès son arrivée à New York, fin 1963.

C’est au pays des Trente Glorieuses et dans son cortège de produits de consommation que l’artiste pop, alors âgé de trente-deux ans, entame l’exécution de ces immenses toiles de trois mètres sur deux, où l’œil (et la raison) se perd, « tableaux fondamentaux », comme il les nomme. « Le déclencheur a été cette société de consommation débordante, sous toutes ses formes, raconte-t-il. Le monde était en train de s’accélérer, nous vivions tous à cent à l’heure. Nous sortions sans cesse, nous découvrions toutes sortes de nouveaux gadgets, nous changions souvent de voiture et même de compagne. Les Etats-Unis représentaient alors l’archétype de cette société ». A propos de Foodscape, première toile de la série peinte en 1964 : « Je me souviens d’une grande surface avec des tonnes de gâteaux, de friandises, de pièces de viande, de légumes. J’ai reçu ce signal de plein fouet. L’aventure des Scapes pouvait commencer ».

Foodscape, Fishscape, Inscape, Lovescape, Carscape, Detailscape… procèdent des mêmes principes : le flux ininterrompu d’images qui saturent la surface du tableau, l’horror vacui (horreur du vide) évoquant l’art populaire ou l’art brut, la surcharge de signes qui suggère une tentative d’épuisement du réel. Dans ces all-over figuratifs, la superposition d’éléments réunis par un même thème rappelle la méthode d’Arcimboldo et ses natures mortes comestibles en forme de portraits étranges. « Les Scapes, c’est comme la pêche, on ne sait jamais ce qu’on va attraper », dit l’ami d’Erró, Jean-Jacques Lebel. De fait, les toiles de la série fonctionnent comme d’immenses filets dans lesquels auraient été pris au piège les éléments de la culture de masse, que l’artiste, en prédateur d’images, collecte dans les supermarchés, les fast-foods et autres lieux de l’ingestion commerciale. Artiste de la Figuration narrative, Erró côtoie les Nouveaux Réalistes, et l’on ne peut s’empêcher de voir dans ses accumulations picturales un lien avec celles, objectales, d’Arman.

Erró, Fishscape, 1974, collection particulière.

Erró procède d’abord par collages, puis grâce à un épiscope (petit appareil qui permet de projeter des images), compose ses grands tableaux – procédé qu’il emploiera pour les décennies à venir. Puis à partir des années 1980, il utilise l’ordinateur pour dessiner une trame qui déforme les objets et produit des perspectives étourdissantes, comme dans Detailscape (1985). Deux à quatre années d’accumulation de matériel sont nécessaires avant l’exécution d’un Scape. Ainsi raconte-t-il à propos de Foodscape comment il consomme les éléments-aliments mêmes de son tableau : « J’ai accumulé la plus grande partie du matériel en achetant chaque jour diverses nourritures et en les mangeant au fur et à mesure. En peignant la toile, je me rappelais très bien certains goûts, parfois sirupeux et écœurants ».

En 1974, il réalise Fishscape, qui superpose une marée de poissons de tous types et des parachutistes de comics leur sautant dessus, l’arme au poing. L’œuvre a été peinte pendant la guerre du Vietnam, et dénonce l’absurdité d’opérations militaires vouées à l’échec. Au même moment, il y a Lovescape, partouze géante et ludique, ou encore Inscape, sorte d’album d’anatomie éclaté sur le tableau de dissection de l’artiste. A chaque fois, le spectateur est confronté non seulement à l’espace de la toile mais aussi à sa temporalité : temps de la contemplation, temps de la déambulation devant l’image en cinemascope, temps de la « digestion » de ses éléments.

La peinture de paysage, au XXe siècle, qu’est-ce que c’est ? Chez Erró, ce serait un paysage d’objets qui contiendrait tous les autres, une tentative d’œuvre totale, à la fois multiple et infiniment renouvelée. Comme un rayon de supermarché.

 

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