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Malevitch, une révolution russe

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Depuis vingt-cinq ans aucune grande exposition n’avait été consacrée à Kasimir Malevitch, l’une des icônes de l’art moderne. Après Amsterdam et Bonn, la grande rétrospective consacrée au peintre russe fait escale à la Tate Modern de Londres. Démonstration d’une révolution.

Kasimir Malevitch, Carré noir, 1929 (d’après un original de 1915), Moscou, galerie Tretiakov.

Le carré noir fut son étendard. L’œuvre-emblème du suprématisme date de 1915, mais vingt ans plus tard, alors qu’il est revenu à la figuration, Malevitch signe encore de ce symbole ses dernières toiles. À sa mort en 1935, son corps sera exposé sous un carré noir, et c’est encore celui-ci qui apparaît sur les bannières que brandissent ses amis à ses funérailles. Pourtant il y a eu un avant et un après Carré noir, que l’exposition de Londres (à voir jusqu’au 26 octobre) montre avec une grande pédagogie.

Rompre avec le langage

À l’entrée, un autoportrait de Malevitch daté de 1908–1910 exprime toute la détermination de l’artiste : regard bleuté surmonté de sourcils carrés, visage aux reflets fauves, entre Munch et Matisse, qui révèle la volonté irrépressible d’affirmation de soi et les tourments d’une jeunesse ballottée. Malevitch a vécu l’une des périodes les plus mouvementées du XXe siècle : né en 1879 à Kiev (dans l’Ukraine actuelle) de parents polonais ayant fui leur pays suite à l’insurrection de 1863, il s’installe à Moscou en 1904. Un an plus tard, une première révolution secoue le régime tsariste. L’artiste ne prend pas part aux événements, revendiquant sa nationalité polonaise, mais s’impliquera plus tard dans les instances artistiques du régime mis en place après la Révolution de 1917.

Si l’œuvre de Malevitch n’est pas à proprement parler politique, la révolution esthétique qu’il initie dans les années 1910 a quant à elle des conséquences politiques, mais aussi philosophiques et morales, dont il est encore difficile aujourd’hui d’évaluer la portée. Après des débuts symbolistes à la Kandinsky (son grand rival dans l’accession à l’abstraction), teintés d’une touche large à la Matisse et d’un ésotérisme confus, Malevitch va rapidement se tourner vers une synthétisation des formes, nommée à défaut de mieux « cubo-futurisme », plus proche cependant de Fernand Léger que de Giacomo Balla. Choisissant comme sujet de prédilection la paysannerie russe, Malevitch rejoint les préoccupations sociales du moment en faisant des travailleurs des champs les figures anonymes d’une identité niée. Remplaçant les machines furieuses des futuristes par de paisibles scènes rurales, il allie de manière paradoxale avant-garde et tradition. Dans l’éclatement des formes, certaines toiles frôlent déjà l’abstraction, comme la Tête de jeune paysanne de 1912, semblable à un bouquet de feuilles de métal.

Kasimir Malevitch, Le Faucheur, 1912, musée des Beaux-Arts de Nijni Novgorod.

Cette période du début des années 1910 est passionnante. Malevitch se cherche, et assez vite se trouve. Autre paradoxe, c’est alors par le biais de la scène et du décor d’opéra qu’il parvient à l’abstraction. Nous sommes en 1913 : au même moment aux Pays-Bas, Mondrian déconstruit la forme jusqu’à arriver à une combinaison géométrique pure de lignes et de couleurs, tandis qu’en Allemagne Kandinsky compose ses premières toiles abstraites à partir d’une analogie avec le lyrisme musical. Pour Malevitch, la transition se fait via un groupe d’artistes et de poètes qui souhaitent abolir le langage et la raison : Alexeï Kroutchenykh et Mikhaïl Matiouchine créent l’opéra futuriste Victoire sur le soleil en langue « zaoum », détachant les mots de leur sens. Invité à réaliser les costumes et décors, qu’il réduit à des formes géométriques, Malevitch va s’inspirer de cette rupture littéraire pour imaginer un monde de formes détaché des formes du monde.

Rompre avec le langage

Avant d’être spirituelle, comme celle de Kandinsky, l’abstraction de Malevitch est donc littéraire, et arrive avec une certaine brutalité. En août 1914, l’Allemagne déclare la guerre à la Russie, provoquant d’importantes pertes. L’artiste exécute alors un dessin intitulé Guerre, représentant notamment un cheval, qu’il finit par recouvrir de noir. L’idée du Carré noir est née, et la toile est exécutée en 1915 (et non 1913 comme le prétendra l’artiste dans cette course internationale à l’abstraction). Présentée avec une grande sobriété à la Tate, la toile de la galerie Tretiakov de Moscou (l’une des quatre versions existant) fascine par sa radicalité. Légèrement désaxé par rapport au châssis du tableau, le carré noir, dont la matière craquelée rappelle son irréductible matérialité, flotte au-dessus de sa large bordure blanche. A la fois néant et tout, image totale et espace de projection infini, absence et présence, l’œuvre hypnotique apparaît comme une véritable icône, un instant zéro de l’art moderne, imposant une violence irréparable à la conception millénaire de l’art comme représentation.

Kasimir Malevitch, Suprématisme dynamique, 1915–1916, Londres, Tate Gallery.

Malevitch raconta avoir travaillé à la toile dans une frénésie extatique. Dans les mois qui suivent, il réalise une série d’œuvres sur le même principe, qu’il nomme « suprématisme « : ce mouvement de « suprématie de la sensation » est, selon lui, « le début d’une nouvelle culture ». « Notre monde est nouveau, non-objectif, pur, affirme-t-il. L’artiste est celui qui crée des formes qui n’ont rien en commun avec la nature ». À la fin de l’année 1915, il organise une exposition à Saint-Pétersbourg intitulée La Dernière exposition de peinture futuriste 0.10, en partie reconstituée à la Tate Modern, avec neuf œuvres sur douze actuellement localisées. Un Carré noir est placé au plafond, dans un angle de la salle – place traditionnellement occupée par l’icône dans les maisons orthodoxes. Blasphème ou inscription spirituelle forte de cet art nouveau, ce geste est lui aussi, en soi, une forme d’iconoclasme des anciennes valeurs artistiques.

En pleine guerre, alors que les moyens manquent (Malevitch est lui même appelé comme réserviste en 1916), l’artiste produit un nombre considérable de toiles suprématistes où les formes géométriques se superposent avec plus ou moins de densité et de dynamisme au-dessus d’un fond blanc. En octobre 1917, après des mois de violents troubles, le tsar est renversé. Chez Malevitch se produit alors une progressive désintégration de la peinture : il peint des formes simples, blanches sur un même fond blanc, à peine discernables (ainsi le fameux Carré blanc sur fond blanc de 1918, jalousement gardé par le MoMA de New York). « La peinture a disparu, comme l’ancien régime, de manière organique », déclare-t-il en 1919. Ainsi la forme est-elle définitivement libérée de l’emprise matérielle.

Le dernier carré noir

Kasimir Malevitch, Autoportrait, 1933, Saint-Pétersbourg, musée national.

Se consacrant dans les années 1920 à l’éducation artistique, Malevitch met de côté la peinture pour créer des utopies architecturales, les Architectons, tout en continuant à promouvoir la doctrine suprématiste. L’avènement de Staline à la fin de la décennie n’est pas une bonne nouvelle pour les artistes de l’avant-garde : le réalisme socialiste triomphe, et toute autre esthétique est considéré comme décadente. Pourtant c’est à ce moment-là que Malevitch se remet à peindre en toute liberté, réalisant alors un étrange mix entre abstraction et figuration : si on retrouve les personnages mécaniques, inspirés de la vie paysanne du début des années 1910, ceux-ci sont stylisés, parfois sans visage, au point de perdre toute expression. Ces mannequins sans vie paraissent aliénés de toute vie réelle, écho, sans doute, aux terribles famines qui ravagent alors les campagnes russes.

Regardant plus encore en arrière, Malevitch revient dans ses portraits des années 1930 à un réalisme impressionniste, voire à l’influence de la Renaissance florentine – sans pour autant céder au diktat soviétique. C’est le cas du somptueux autoportrait de 1933 conservé au musée national de Saint-Pétersbourg. On y voit l’artiste en buste, habillé et coiffé à la manière des Italiens du XVe siècle, ouvrant la main dans un geste professoral. Les formes nettes et les couleurs franches se détachent sur un fond blanc, le regard est intense et déterminé comme celui de l’autoportrait de 1908. En bas à droite, la toile est signée d’un simple petit carré noir, symbole subliminal de la liberté révolutionnaire de l’artiste.

À voir également à la Tate Modern de Londres, la magistrale exposition Henri Matisse – The Cut-outs (jusqu’au 7 septembre 2014), consacrée aux collages du peintre français, expérimentations à la lisière de la figuration dialoguant brillamment avec l’abstraction de Malevitch.

 

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