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À Bâle, l’étrange intimité des sculptures de Charles Ray

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Publié le , mis à jour le
Avant l’Art Institute de Chicago l’an prochain, le Kunstmuseum et le Museum für Gegenwartskunst de Bâle convient l’artiste américain Charles Ray à exposer ses sculptures au réalisme étrange.

En 2009, son Boy with a frog (ill.) était l’une des attractions majeures de Venise, à la proue de la Pointe de la Douane occupée par la Fondation François Pinault. Cet enfant nu de 2,50 mètres en acier inoxydable, tenant fermement dans le poing dressé la patte d’une grenouille visiblement en mauvaise posture, provoqua alors un certain émoi. La nudité du corps stylisé d’un blanc éclatant, ou peut-être plus encore l’attitude de domination masochiste de ce garçon au regard dur, dénué de globes oculaires comme les statues antiques, menaçant l’être fragile, avait mis plus d’un touriste mal à l’aise.

Installé à l’extrémité de l’enfilade du Kunstmuseum de Bâle, qui accueille une rétrospective des quinze dernières années d’activité de l’artiste, le Boy de Charles Ray n’en apparaît que plus impressionnant encore. « La signification de la sculpture est dans l’espace entre le jeune garçon et la grenouille, explique l’artiste de 61 ans. Pour moi, cet espace est la charpente de la sculpture ». Évacuant toute interprétation psychologique, Charles Ray aborde son œuvre de manière formaliste. Comment, pourtant, ne pas voir dans son Young Man bedonnant aux allures d’Adam du XXIe siècle une évocation de la solitude de l’être contemporain, ou dans le jeune homme de School Play (dont le modèle fut le même que celui de Boy with a frog), une autre figure effrayante de violence passive ?

Issu de l’art minimal, Charles Ray a débuté dans les années 1970 en réalisant des sculptures à partir, par exemple, d’une corde suspendue entre un arbre et une plaque d’acier, ou des performances, collé à un mur par une planche de bois (Plank Pieces). Les années 1990 le voient passer à la sculpture figurative hyperréaliste, avec sa fameuse Family Romance en fibre de verre peinte et cheveux synthétiques, ou les mannequins surdimensionnés de la série Fall’ 91. Déjà s’instaurait, par le changement d’échelle et la forte présence des figures, une forme de malaise.

Puis, l’art de Charles Ray se radicalise pour parvenir à des sculptures dénuées d’attributs, généralement des nus en acier inoxydable, fibre de verre ou aluminium peints de manière uniforme, dont les détails sont plus ou moins estompés. L’artiste a regardé la sculpture gréco-romaine, pour exécuter ces figures lisses issues de modèles en terre ou en bois et nécessitant des années de conception, mais aussi Rodin, pour le nouveau rapport au geste, Giacometti, pour l’introduction du corps moderne dans l’art, ou encore la sculpture du XVIIIe siècle (l’extrême concentration de l’enfant jouant avec une petite voiture, The New Beetle, fait songer aux angelots de Falconet).

Au Kunstmuseum de Bâle, seules quinze sculptures sont exposées, égrenées salle par salle comme des idoles dans des chapelles, que l’on visite avec recueillement ; l’exposition se prolonge au Museum für Gegenwartskunst avec notamment un grand relief aux allures de gigantesque stèle funéraire, montrant deux enfants souriant à pleines dents, et un autoportrait de l’artiste accroupi (Shoe Tie) dont le dos bombé rappelle le Tireur d’épine romain. Deux monumentales œuvres sortent du champ de la figuration humaine : une extraordinaire Unpainted Sculpture de 1997, image effroyable de l’accident et de la destruction, et un Tractor de 2005, sortes de ready-made à la fois bruts et totalement artificiels, dont le détail minutieux contraste avec la stylisation des nus alentour.

Des sculptures de Charles Ray, où se mêlent classicisme et contemporanéité, formalisme et réflexion sur l’individu, destruction et éternité, transpire une « inquiétante étrangeté », cette Unheimlich freudienne qu’une meilleure traduction nommerait « étrange familiarité » : à la fois proches et lointains, ces monuments de l’intime confrontent le spectateur à leur immédiateté magnétique.

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