Article proposé par Exponaute

Antoine de Galbert : “Ma collection n’est pas un musée, c’est un paysage intérieur”

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Dans un entretien au Monde daté de 2011, Antoine de Galbert disait ne pas connaître le nombre exact d’œuvres de sa collection. Héritier du groupe Carrefour et ancien galeriste à Grenoble, il y avouait une « boulimie » d’art que l’on voit aujourd’hui exposée à la Maison rouge, qu’il a fondée et qui fête son dixième anniversaire. Le long de 278 mètres de cimaises, l’exposition Le Mur présente de manière aléatoire, à partir d’un algorithme, une partie des œuvres qu’il possède. Rencontre avec un amoureux. 

Antoine de Galbert, 2014 ® Mathilde de Galbert.

[exponaute] On imagine que pour vous cette exposition est particulièrement émouvante.

[Antoine de Galbert] (après une longue hésitation) Oui. Les premiers jours, quand on ouvrait les caisses, je revoyais des œuvres que je n’avais pas vues depuis longtemps… Pour l’expo, j’ai joué le jeu en montrant aussi des pièces achetées il y a trente ans, et pas seulement, comme le font certains collectionneurs, ce que l’histoire ou le marché a retenu. Je n’ai pas oublié mes amours passés. Il y a certaines œuvres que je ne ré-achèterais pas, mais je les aime toujours. Car je connais le contexte dans lequel je les ai acquises. L’ensemble forme une sorte de flux assez cohérent.

Dix ans après la création de la Maison rouge, avez-vous le sentiment d’avoir atteint votre objectif ?

J’ai le sentiment qu’on est même allé beaucoup plus loin ! Franchement je ne savais pas où ça allait mener… On fait ce qu’on aime, sans dépendre de quiconque, en exprimant une subjectivité, un goût. Lequel est contestable, et n’est pas nécessairement le meilleur. On y est arrivé. Mais au-delà de cela, il s’est passé quelque chose d’humain, une amitié – je l’entends souvent. On va continuer comme ça, à se sentir libre.

La Maison rouge a en effet ceci de particulier qu’on y croise autant les habitués que les non-habitués des expositions d’art contemporain. Comment expliquez-vous cela ?

Nous sommes dans des propositions différentes de celles des autres lieux. Par exemple, il y a tout un pan de l’art qui m’intéresse peu, c’est l’art conceptuel. Cela ne veut pas dire que j’ai raison, mais c’est mon choix. À la Maison rouge, on vient comme chez quelqu’un : cette notion d’intimité est ancrée depuis le départ. Par ailleurs, la volonté était de relire l’histoire de l’art à travers des collections particulières, où l’on voit parfois des œuvres de qualité muséale, mais surtout le regard d’une personne sur l’art.

Souhaitiez-vous montrer l’importance du rôle des collectionneurs dans l’art ?

Je ne pense pas que les collectionneurs aient besoin d’être défendus. Mais certains ont pris le pouvoir, parfois de manière abusive. Ça n’est pas parce qu’on est une personne privée qu’on est plus intelligent qu’un conservateur de musée. Ça n’est pas parce que la France est ruinée et condamnée au mécénat privé, que celui-ci doit supplanter le public. La loi Aillagon [datée de 2003, elle encourage le mécénat et les fondations, ndlr], c’est très bien, mais elle est arrivée trente ans trop tard. Les pays protestants anglo-saxons ont ça depuis toujours. Ici, on passe d’un système totalement public, les collectionneurs étant traités comme des originaux, à un système qui va devenir privé. Et ce n’est pas une bonne chose. Il ne faut pas que les musées deviennent des têtes de gondole. Ils ont un devoir d’exhaustivité et de service public. Il y a un savoir dans les musées, que l’on ne retrouve pas nécessairement dans le milieu privé. En revanche, la « fraîcheur » du regard des individus privés est une bonne chose pour le public.

Parmi la quarantaine d’expositions qui ont eu lieu à la Maison rouge depuis 2004, quelles sont celles qui vous ont le plus marqué ?

Ce sont celles que je ne pouvais pas faire avant, quand j’avais ma petite galerie à Grenoble. Par exemple Tetsumi Kudo, en 2007, Louis Soutter en 2012 : ce sont des expositions que j’aurais aimé faire il y a vingt ans. Mais toutes m’ont passionné.

Y a-t-il des lieux qui vous inspirent ?

Les lieux d’art qui m’inspirent sont ceux situés dans la nature. Si j’avais à refaire tout cela, ça serait en pleine campagne. Venir de la province à Paris comme je l’ai fait, c’est comme venir à la lumière, on pense qu’on va tout voir, tout connaître. Mais ça n’est pas le cas. Les galeries, les centres d’art, les musées ont sans cesse l’œil sur les chiffres, que ce soit de vente ou de fréquentation. Que l’on soit petit ou grand, c’est pareil, l’attitude par rapport à ces chiffres est la même. Donc s’il fallait créer un autre lieu, j’irais très loin, dans un concept d’écologie culturelle.

Qu’entendez-vous par « écologie culturelle » ?

Ce serait de l’ordre de l’écologie intellectuelle : je ne ferais pas de publicité, je n’aurais peut-être même pas d’adresse e-mail. Viendraient ceux qui veulent. On ne serait plus dans la demande perpétuelle de reconnaissance, de publics, d’affluence. Il faut inverser cela. D’ailleurs ça marcherait peut-être cent fois mieux ! Il y a cet Allemand qui a fait un lieu d’art sur une île, Insel Hombroich, près de Düsseldorf : Karl-Heinrich Müller y a construit des pavillons pour artistes dans une sorte de jardin botanique. Aujourd’hui ils ont 200 000 visiteurs par an. Mais ça n’est pas le but. J’imagine un lieu de silence, et si personne ne vient, ça n’est pas grave.

Projet le mur, 2014 ® la maison rouge.

Dans cette exposition, vous montrez plus de 1200 œuvres, qui ne représentent qu’une partie de votre collection (ont notamment été exclues les œuvres d’art primitif en trois dimensions). Comment s’est fait le choix ?

Ce sont uniquement des œuvres exposables sur un support vertical. Je voulais travailler sur le mur, car il incarne beaucoup de choses. Le mur, c’est l’histoire de l’art. L’idée m’est venue en regardant ma bibliothèque, remplie de monographies d’art. La bibliothèque c’est très intime : je connaissais quelqu’un qui mettait des rideaux devant ! Ma bibliothèque, c’est un autoportrait artistique idéal, différent de ma collection : j’ai des livres sur Rembrandt, mais pas de Rembrandt dans ma collection, par exemple. Ce que l’on ressent en voyant cette suite un peu absurde de noms classés par ordre alphabétique, c’est que tous les artistes sont dans le même bateau. Balthus et Buren sont là pour une raison, qui les réunit – je n’ai ni Buren ni Balthus (rires). Donc le mur est une sorte de fleuve-autoportrait, qui relativise la hiérarchie habituelle entre les artistes et les œuvres.

Vous avez par ailleurs choisi de ne pas être commissaire de l’exposition des œuvres qui vous appartiennent…

Non seulement cela, mais j’ai aussi souhaité qu’il n’y ait pas de commissaire ! On voit partout des prix, des classements d’artistes, etc. Ici personne ne choisit ce qui est mieux qu’autre chose. Un algorithme a été créé par des informaticiens : 1200 formats et 1200 numéros d’inventaire ont été confiés à l’ordinateur, qui a réparti les œuvres de manière aléatoire. On a ensuite créé un dispositif, accessible sur des bornes pivotantes ou sur smartphone, qui permet de retrouver les œuvres et leur description. Cela permet de supprimer les cartels qui auraient alourdi l’accrochage déjà très dense. On regarde les œuvres pour ce qu’elles sont, et non pour des noms cotés : c’est une contre-exposition. Peut-être qu’on sera séduit par une œuvre signée d’un inconnu, et c’est ça qui est important : que l’on regarde avec les yeux, pas avec ses références. Une centaine d’œuvres sont illustrées par des petits films réalisés avec des artistes, ce qui permet de leur montrer notre respect. Car on pourrait croire que cet accrochage est irrespectueux : un artiste ne crée pas une œuvre pour qu’on la présente à 10 centimètres de celles des autres.

Est-ce que cela reflète le mode selon lequel vous acquérez des œuvres ?

Exactement. Je n’ai pas que des œuvres d’artistes inconnus, mais quand j’achète une pièce, je ne demande même pas si l’artiste est un homme ou une femme, vieux ou jeune. Le nom ne m’importe pas. Ça n’empêche pas de s’intéresser ensuite à l’œuvre dans son ensemble. Je pense qu’on a perdu l’œil, et c’est triste.

Avoir recours à un algorithme pour déterminer l’accrochage, est-ce une manière de critiquer la prégnance de la figure du curateur dans les expositions d’art contemporain ?

Non, pas du tout. Huit expos sur dix sont réalisées par des commissaires à la Maison rouge. Je ne remets pas en question l’importance du curateur – même si beaucoup n’en sont pas.

L’ensemble évoque les cabinets de curiosités, qui sont comme des projections mentales du cerveau du collectionneur – en l’occurrence le vôtre.

Ce qui évoque le cabinet de curiosités, c’est la disposition des œuvres à touche-touche, à l’ancienne. Mais c’est plutôt un univers mental. Il est possible qu’on se balade un peu dans ma tête… Mais je ne donne pas de solutions, car moi-même je n’en ai pas. Je ne sais pas pourquoi je fais tout ça.

On aimerait pourtant savoir ce qui vous guide à acquérir telle ou telle œuvre…

C’est une longue histoire, car ça fait très longtemps que je regarde. Personne n’achète pour moi, je me souviens de tous mes achats, à qui, quand, où, des anecdotes qui entourent chacune. Ce que le public, ni personne, ne peut savoir : il y a un mystère. Une œuvre vous appelle car c’est une part de vous-même, une appropriation, une forme d’autoportrait. On aime une œuvre parce qu’on aurait aimé la faire. Il y a des œuvres qui sont pour moi, qui m’attendent. Encore une fois, je ne fais pas un musée, c’est un paysage intérieur. Après moi, tout cela n’aura plus aucun sens.

Avez-vous déjà réfléchi à ce qu’il adviendra de cette collection après votre disparition ?

Comme toute collection, elle va s’en aller. Les œuvres nous survivent. Il n’y a pas trente-six solutions : c’est vendu ou donné. Une bonne partie ira sans doute aux impôts… Pour l’instant rien n’est réglé. De toute façon, les œuvres finissent toujours au musée.

Propos recueillis par Magali Lesauvage.

Profitez de l’offre limitée : une place offerte pour une place achetée, pour visiter l’exposition Le Mur – collection Antoine de Galbert à la Maison rouge.

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