Article proposé par Exponaute

Bernard Blistène : “La machine Centre Pompidou est fascinante”

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Publié le , mis à jour le
Succédant à Alfred Pacquement, Bernard Blistène est depuis janvier dernier directeur du musée national d’art moderne (MNAM), au Centre Pompidou. Figure incontournable de l’art contemporain en France, il est connu pour ses expositions transversales (Poésure et peintrie), son goût pour la pluridisciplinarité (développé dans le Nouveau Festival du Centre Pompidou), et son talent de raconteur d’art, tel qu’il l’a exercé pendant vingt ans à l’Ecole du Louvre. Rencontre avec un homme « heureux ».

 Bernard Blistène © Philipe Migeat/Centre Pompidou.

[exponaute] Comment vous sentez-vous, quatre mois après votre prise de fonction de directeur du musée national d’art moderne au Centre Pompidou ?

[Bernard Blistène] Je me sens très bien. C’est une belle maison, avec des gens que j’aime, et qui je l’espère (je ne suis pas du tout paranoïaque) me le rendent bien. Il y a ici une jolie ambiance et le désir de faire des choses, avec notamment Catherine David qui m’a rejoint comme directrice adjointe. Donc je me sens très heureux.

C’est une maison que vous connaissez depuis plus de trente ans, puisque vous aviez été recruté en 1983 comme conservateur par Dominique Bozo, alors directeur du musée. 

Je garde pour Dominique une très vive reconnaissance et admiration. C’était un grand serviteur de l’Etat et amoureux de l’art, qui est mort trop tôt [en 1993, ndlr], et a laissé une empreinte élégante et formidable sur le musée et sa collection. Je m’inspire souvent de lui.

C’est donc d’abord par des personnes que l’on s’attache à un lieu comme celui-ci ?

Il ne peut pas en être autrement. On ne s’attache pas à un lieu, c’est une abstraction. La « machine » Centre Pompidou est extrêmement fascinante, puisque quelques quarante ans après sa mise en fonctionnement, elle garde à la fois sa singularité et son potentiel. Cela grâce aux principes selon lesquels elle a été construite : la pluridisciplinarité, la grande flexibilité de ses espaces, l’idée même de « machine », contemporaine de grands débats intellectuels comme ceux que portaient Deleuze et Guattari en écrivant Mille Plateaux. De cela on ne peut faire abstraction, tant dans le fonctionnement quotidien que dans la réalisation de grands projets.

Parmi les postes que vous avez occupés au Centre Pompidou, celui de directeur du département du développement culturel (DDC) vous a permis de créer le Nouveau Festival, événement annuel salué pour sa pluridisciplinarité et la rareté de ses propositions. Est-ce que ces ingrédients vous semblent transposables au musée ?

Absolument. J’ai élaboré le Nouveau Festival à la demande d’Alain Seban, président du Centre Pompidou, sur des bases claires : qu’il se renouvelle à chaque édition et qu’il se fonde sur la pluridisciplinarité propre à l’ADN du Centre. Dès que je suis arrivé au musée national d’art moderne, j’ai réfléchi à la manière dont le DDC et le musée pouvaient s’accorder pour déployer le festival. La prochaine édition sera plus longue, s’étendant sur trois mois, mais avec les mêmes paramètres : que le présent aide à comprendre le passé, et inversement, que de jeunes artistes de toutes disciplines confondues puissent y tester des choses, que les pratiques artistiques, sur un mode heuristique, puissent se nourrir les unes des autres. Tout cela doit être porté par l’idée d’expérimentation, en donnant la parole aux artistes.

Pourrait-on imaginer que le Nouveau Festival dure toute l’année, et que cette profusion d’événements soit permanente ?

On peut imaginer que le Centre Pompidou et le musée national d’art moderne expérimentent à des échelles différentes, de façon continue. C’est ce que je voudrais faire à travers la collection permanente en instaurant des focus, dans les expositions temporaires en redessinant certains espaces (notamment l’Espace 315 et la Galerie Sud), afin d’avoir toujours à la fois des exposition d’art contemporain et une réflexion sur la collection. Je veux que la collection soit un objet d’interprétation, qu’elle ne soit pas figée. Il y a dans cette collection extraordinaire quantité d’œuvres qui peuvent être activées : cela va d’une lecture dada à une œuvre de Guy de Cointet. Nous allons également continuer à acquérir des œuvres liées à la performance, au son ou au spectacle. Il y a matière, il nous faut maintenant trouver les moyens pratiques.

Cela implique un véritable retour du sujet dans le musée, ce qui semble assez compliqué.

En effet, ça n’est pas facile. Mais je n’oublie jamais que si je suis au musée, le musée est aussi dans le Centre Pompidou : on peut donc faire ici des choses que l’on ne peut pas faire ailleurs.

Oskar Schlemmer, Das Triadische Ballet, 1924 © DR.

On a une image du Centre Pompidou comme d’un lieu à deux niveaux : aux étages supérieurs, le musée et les collections, en-dessous un espace plus vivant avec le Forum, les spectacles vivants, les débats, etc. Souhaiteriez-vous plus de porosité entre ces deux niveaux ?

Je ne suis pas quelqu’un qui souhaite que l’on traite tout de la même manière : il y a des œuvres qui méritent la contemplation et le silence, d’autres au contraire une activation constante. C’est à nous de faire la part des choses, et de montrer ce qui a été central, comme les ballets du Bauhaus par Oskar Schlemmer, les pièces du groupe Fluxus, celles appartenant à l’esthétique dite « relationnelle » des années 1990–2000… Mais il ne s’agit pas de faire du musée une sorte de théâtre permanent. Il y a des vitesses et des publics différents pour les œuvres. C’est aussi pour cela, même si ça peut paraître paradoxal, que je souhaite un retour vers l’histoire. Je ne crois pas qu’il faille perdre les repères à partir desquels on articule, on construit un récit. Je suis pour la chronologie dans les parcours permanents, mais aussi pour les pas de côté et les chemins de traverse. Il faut savoir d’où l’on parle et de quoi l’on parle, sans quoi on est dans le spectacle éphémère et sans profondeur, qui peut menacer de tout emporter.

On reproche parfois au MNAM d’être plus tourné vers le moderne que le contemporain, contrairement à d’autres institutions du même type comme le MoMA de New York ou la Tate Modern à Londres. Souhaitez-vous retrouver un certain équilibre ?

La force même de la maison, à la différence des autres, c’est que moderne et contemporain peuvent ici se mêler. Ce qui m’intéresse dans le contemporain, ça n’est pas l’inventaire infini de nouvelles œuvres, mais les nouveaux formats, procédures, pratiques, expérimentations. Ce qui est important, c’est que les publics aient le sentiment que le musée ne se repose jamais sur une histoire constituée, car cela n’existe pas. L’histoire doit toujours être en mouvement, réévaluée, défaite et refaite. Je ne suis pas révisionniste, mais il faut interpréter cette matière. Et il est intéressant que les artistes, qui sont toujours dans une dette, affirmée ou non, au passé, récent ou lointain, proposent des lectures et des mises en perspective. Les artistes savent qu’ils articulent leur singularité à celle des autres : le musée est le lieu de ces singularités.

Quels lieux, musées ou autres, vous inspirent ?

Il y a un homme qui m’inspire, un ami, avec lequel j’aimerais travailler : Manolo Borja-Villel, directeur du musée Reina Sofia à Madrid. Il sait travailler avec une collection qui n’a pas l’ampleur de celle du musée national d’art moderne, en la problématisant. Il conjugue à des expositions très classiques une redéfinition des enjeux et du positionnement politique de l’art contemporain. Manolo Borja-Villel est de ceux qui m’ont beaucoup appris sur ce que l’on pouvait faire avec les archives, les vitrines – j’aime beaucoup les vitrines.

Il avait d’ailleurs été le premier à accueillir l’Atlas de Georges Didi-Huberman.

J’aime aussi beaucoup les atlas, car ils donnent le sentiment que la géographie fait l’histoire. Pour revenir au lieu, il faut aussi se laisser inspirer par le bâtiment. Certaines choses au Centre Pompidou n’ont pas pris, comme une greffe qui ne prend pas, car le bâtiment était suffisamment fort pour les rejeter. Mais quand il est confié à Pierre Huyghe, ou à Dominique Gonzalez-Foerster, comme ça sera le cas prochainement, ce lieu sécrète quelque chose.

Vous pensez que c’est un bâtiment difficile ? 

C’est un bâtiment fondamentalement moderne, qui rejette des formes qui appartiennent à une esthétique du passé, qui ne témoignent pas de l’histoire de la modernité. Donc il ne rejette pas les Fauves ou les cubistes, car l’un et l’autre sont des moments du moderne. Ses critères de souplesse, de non-linéarité, de récit étoilé sont moins contraignants qu’ailleurs par bien des aspects, plus difficiles par d’autres. En tout cas, c’est un bâtiment qui, corollaire du moderne, privilégie l’idée d’expérience, aussi bien pour les visiteurs que pour ceux qui y travaillent.

Vous évoquiez une exposition de Dominique Gonzalez-Foerster pour la fin de l’année 2015. Quelles sont les expositions dont vous avez la charge pour les mois à venir ?

Hormis l’exposition de Dominique, il y a celle de Wifredo Lam, artiste pour lequel j’ai une grande admiration et dont j’ai proposé une rétrospective. Avec Lam, on peut préciser les choses quant à l’idée des modernités plurielles [titre de l’accrochage des collections modernes réalisé par Catherine Grenier, ancienne directrice adjointe du musée, nldr]. Son histoire est aussi celle du siècle. En revanche, je n’ai pas proposé la rétrospective Jeff Koons, mais c’est l’artiste lui-même qui voulait que je l’organise. Ce que je ferai à l’automne, comme une forme de manifeste. Car je crois que Koons est un artiste important, qui questionne de manière beaucoup plus radicale que l’on ne pense les contradictions du moderne, et c’est ça ce qui me passionne.

Au centre : Piero Gilardi, Totem Domestico, 1964, Paris, musée national d’art moderne, don des Amis du MNAM 2014 © contemporaryartdaily.com.

L’exposition sur la peinture de Marcel Duchamp, à partir de septembre, est également très attendue. Quelles sont les pistes pour les années à venir ?

L’exposition Duchamp est une hypothèse de travail qu’avance la commissaire Cécile Debray, qui consiste à dire que, dans le ready-made notamment, Marcel Duchamp tente une dé-définition et une re-définition de la fonction même du peintre, questionnant le peintre qu’il a été et qu’il essaie de ne plus être. Pour ce qui est de la suite, je travaille sur le quarantième anniversaire du Centre Pompidou, en 2017, sur un mode prospectif. Ensuite, on va essayer de tirer la programmation vers des expositions plus expérimentales, qui seront annoncées à la rentrée.

Quelle politique d’acquisitions entendez-vous suivre ?

J’ai précisé à l’équipe que je ne souhaitais pas de hiérarchie entre les disciplines (art, design, architecture…). Si l’on veut être contemporain, « avec son temps », cela doit être au gré des propositions. Il faut saisir les opportunités : ainsi il y a trois jours, j’étais dans l’atelier de Jacques Villeglé, 88 ans, et j’ai fait un achat direct. Nous n’avons pas les crédits nécessaires pour acquérir certaines œuvres, donc nous nous concentrons sur des œuvres programmatiques, comme par exemple l’installation d’Adrián Villar Rojas pour la Serpentine Gallery, ou mettons en évidence des artistes ou des mouvements négligés par l’histoire : un formidable Piero Gilardi a été acquis grâce aux Amis du musée, ou encore des meubles pour enfants, dessinés par les plus grands designers du siècle. Le musée suscite également beaucoup de dons, sans oublier le mécénat, qui nous a permis d’acquérir le colossal fonds photographique Bouqueret, nous propulsant comme première institution au monde dans le domaine de la photo, ou des œuvres de Picabia et Man Ray autour de la revue Littérature, exposées prochainement.

Pourtant le contexte est difficile actuellement pour le mécénat.

Certes, mais cela oblige les musées à remettre les choses en perspective, à se décentrer. Cette collection est déjà incroyable, on a de quoi faire. Moi je dois mettre cela en musique, et faire en sorte que les choses se passent. Car comme dirait l’autre, la vie, c’est tout ce qui arrive, et il faut laisser faire.

Propos recueillis par Magali Lesauvage.

 

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