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Meret Oppenheim, portrait d’une artiste libre

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Publié le , mis à jour le
Exception dans le paysage muséal français, le LaM à Villeneuve d’Ascq mêle arts moderne, brut et contemporain. Une ouverture d’esprit qui en fait le lieu idéal pour présenter la rétrospective Meret Oppenheim (1913–1985), grande artiste du XXe siècle dont l’œuvre combina, à l’instar d’une Louise Bourgeois, androgynie et liberté. Portrait.

Man Ray, Portrait de Meret Oppenheim, 1936 retouché au stylo par Meret Oppenheim © Man Ray Trust/Adagp 2014.

Difficile de cerner la personnalité comme l’œuvre de Meret Oppenheim, dont le nom fait immédiatement surgir à l’esprit l’image de son ultra-célèbre Déjeuner en fourrure, objet iconique masquant une forêt d’œuvres très diverses. Et la pléthorique expo du LaM, loin de résoudre l’énigme, ne fait qu’épaissir le mystère d’une vie passée à tromper les apparences.

Surréaliste avant l’heure

Née à Berlin à la veille de la Première Guerre mondiale d’un père médecin allemand, et d’une mère suisse, l’aînée des Oppenheim grandit dans une famille d’intellectuels aisés, notamment du côté des femmes : sa tante fut un temps mariée au poète Hermann Hesse, et sa grand-mère féministe fut l’une des premières femmes à étudier la peinture à l’Académie des Arts de Düsseldorf. Dans la villa familiale du Tessin, Meret Oppenheim encore enfant rencontre des personnalités de l’avant-garde comme le dadaïste Hugo Ball, et fait la connaissance du psychanalyste Carl G. Jung, ami de son père, qui l’initie à la notion d’inconscient collectif et à l’importance du processus onirique, qu’elle introduira plus tard dans ses œuvres. Ainsi la jeune fille devient-elle surréaliste avant l’heure. À dix-huit ans, elle part pour Paris avec son amante l’artiste Irene Zurkinden. Un an plus tard, Giacometti et Arp l’invitent à exposer avec les surréalistes. Mais très rapidement, les œuvres de Meret Oppenheim tournent à l’ironie à la manière de Picabia ou Duchamp (dont elle est un temps la maîtresse), avec lesquels elle partage un solide sens de l’humour, comme en témoigne une œuvre de jeunesse comme Ma Gouvernante (1936). L’immédiateté, l’automatisme, l’usage du texte dans l’image la lient au surréalisme. « Nul ne sait d’où viennent les idées ; elles apportent  avec elles leur forme. De même qu’Athéna est sortie du crâne de Zeus avec casque et cuirasse, les idées nous parviennent avec leur robe », déclare-t-elle. Femme d’une grande beauté au profil d’Amérindienne et au corps d’adolescente, Meret Oppenheim est plus qu’une simple muse pour les surréalistes machos. Tel Max Ernst avec lequel elle vit une idylle d’une année, et qui, avant de partir convoler avec Peggy Guggenheim à New York, abandonne en Suisse le tableau qu’elle lui avait offert en guise de cadeau de séparation. Meret Oppenheim cherche alors à se faire une place (voir son explicite portrait sans visage de 1933), et élabore son propre mythe. Elle devient une icône sexuelle grâce à la fameuse série photographique Erotique voilée de Man Ray (1933), où on la voit nue dans un corps-à-corps avec une machine, puis une artiste reconnue avec son Dîner en fourrure. L’œuvre, dont le titre est de Breton, est achetée l’année même de sa réalisation (1936) par Alfred H. Barr pour le MoMA de New York. Meret Oppenheim n’a que vingt-trois ans, et cet objet d’un haut degré de fétichisme la révèle au monde de l’art. Mais dans les manuels, il la cantonne aussi à un style – l’objet quotidien paré d’une dimension érotico-merveilleuse –, alors qu’elle s’essaiera à tous les médiums : peinture, sculpture, collage…

Meret Oppenheim, Gants, 1985 (1942–1945, nouvelle édition).

Adepte de la mascarade, Meret Oppenheim crée également des bijoux et des accessoires de mode extravagants (comme ses fantastiques gants veinés ou ses chaussures au bout joint), notamment pour la créatrice Elsa Schiaparelli. A partir de 1934, année où son père d’origine juive doit fermer son cabinet et ne peut plus la soutenir financièrement, l’artiste doit se résoudre à une certaine confidentialité, et se réfugie en Suisse où elle exerce le métier de restauratrice. Isolée, Meret Oppenheim connaît une longue crise artistique jusqu’au début des années 1950, période de gestation silencieuse qui la voit détruire beaucoup d’œuvres.

« Don’t cry, work »

Ça n’est qu’aux alentours de 1950 (et son mariage avec un commerçant suisse) qu’elle peut donner libre cours à son art de la mascarade et des métamorphoses, usant du maquillage et du déguisement non seulement dans le cadre du carnaval de Bâle, mais aussi des fêtes costumées qu’elle organise dans une Suisse figée. Tournant en dérision sa propre personne, elle se déguise en pierre tombale ou en femme écorchée, le visage recouvert de viande saignante. Transcendant les genres, elle vit librement sa bisexualité et son androgynie. En art comme dans la vie, Meret Oppenheim brouille les hiérarchies, se grime pour se rapprocher des figures archaïques qui l’inspirent, mais aussi doubler sa présence d’une aura. Ainsi dessine-t-elle sur une vieille photo prise par Man Ray un faux tatouage sur sa joue, tel une parure primitive qui fait bouger l’image dans l’hybridation : par le bijou elle rejoue son identité et s’octroie la liberté. Figure majeure de la scène artistique suisse, elle en est l’animatrice : en 1959, elle organise à Berne une fête du printemps, Le Festin, lors de laquelle le repas est servi sur le corps d’une femme nue. L’idée charme André Breton, mais Meret Oppenheim se sent désormais coupée de ce groupe surréaliste qu’elle juge élitiste. Les années 1960 la voient participer de près à la vie culturelle intense de Berne, aux côtés notamment de Harald Szeeman, directeur de la Kunsthalle, tandis qu’une expo à Stockholm la fait connaître dans le monde entier. Puis l’artiste prend une part active aux débats féministes avec une devise – « Don’t cry, work » – anti-victimaire, s’oppose à la notion d’un « art des femmes » comme domaine à part et plaide pour « l’androgynie de l’esprit ». Près de trente ans après sa disparition en 1985, son apport à l’art moderne et à la place des femmes dans l’art n’a jamais semblé si actuel.

Retrouvez dans l’Encyclo : Alberto Giacometti Man Ray Max Ernst

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