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Gustave Doré, artiste du siècle

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L’œuvre de l’artiste pluridisciplinaire, prolifique et infiniment doué Gustave Doré (1832–1883) est présenté au musée d’Orsay dans une exposition à la scénographie difficile, qui lui rend hélas fort mal hommage. Pour l’apprécier pleinement, on se reportera au superbe catalogue publié par Flammarion, dans lequel nous avons puisé les éléments d’un portrait multifacettes.

Gustave Doré, Pierrot grimaçant, sans date, Musée d‘Art Moderne et Contemporain de Strasbourg.

Le saltimbanque

Se considérant comme victime des critiques, notamment vis-à-vis de sa peinture pour laquelle il a les plus hautes ambitions, Gustave Doré a pour figure de prédilection le saltimbanque. C’est lui qu’il représente dans deux tableaux bouleversants montrant un enfant blessé à mort recueilli par ses parents, le père bouffon en larmes, la mère cartomancienne aux allures de Pietà. L’artiste insiste cependant plus sur la cruauté du sort réservé à l’enfant que sur la misère de sa famille. Doré dessine par ailleurs des clowns bouleversants, comme ce Pierrot grimaçant, borgne et édenté, et se représente lui-même en pendu, sa muse éplorée à ses pieds. Il a par ailleurs pour arrière-arrière-petit-neveu le chanteur Julien Doré, qui a sans doute trouvé sa vocation dans la fascination de son aïeul pour les saltimbanques.

L’illustrateur prolifique

« Désolé de n’avoir fait à 33 ans que 100 000 dessins ». C’est avec panache que Gustave Doré se revendique comme le plus grand faiseur d’images de son siècle. Artiste-lecteur, il s’attaque tour à tour aux plus grands monuments de la littérature, en particulier à ceux qui inventent des univers propres, pour les illustrer par la gravure dans des ouvrages qui sont de véritables œuvres d’art : Rabelais, Enfer de Dante (qu’il peint également dans un étonnant Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer, tableau nu d’où émergent les deux figures surmontant les damnés), Fables de La Fontaine, Contes de Perrault, Paradis perdu de Milton, Don Quichotte de Cervantès, Notre-Dame-de-Paris de Victor Hugo, pièces de Shakespeare, et surtout la Bible, livre des livres. Les images que Doré a données de ces récits légendaires demeurent encore aujourd’hui dans la culture populaire.

Gustave Doré, « D‘autres étaient rangés en cercles et chantaient des chœurs d‘une beauté inexprimable », in Rudolf Erich Raspe, Les Aventures du Baron de Münchhausen, 1862, Paris, Bibliothèque nationale de France.

Un extraordinaire dessinateur

De fait, aujourd’hui encore, de nombreux dessinateurs, notamment de bande dessinée, prennent Gustave Doré comme référence. Le style dépouillé et précis, la science du rythme et du raccourci, le grand talent de composition, explorant soit la peur du vide et l’absence de décor, soit le plein étouffant, ces foules tourbillonnantes et ces forêts duveteuses rendues de manière incroyable… : le style Doré ne saurait se réduire à un seul trait. Personnages débordant des pages de Pantagruel ou maelstrom de l’Enfer de Dante, portraits à charge ou visions éthérées : tous les styles du XIXe siècle, du romantisme au symbolisme, sont dans Doré.

Le caricaturiste

Héritier de Daumier, l’artiste fait ses armes dans la caricature, qu’il débute dès l’adolescence. À seize ans, il commence à collaborer au Journal pour rire, feuille satirique née avec la Révolution de 1848. Mais il y renonce dès 1855, se promettant à de plus hautes ambitions. C’est pourtant cette pratique quotidienne qui lui permet d’acquérir son style, que l’on a souvent rapproché de la bande dessinée et du roman graphique du XXe siècle. La Seconde République, puis les débuts du Second Empire sont le cadre de ces milliers de dessins dans lesquels il se moque tour à tour des communistes, des apprentis artistes, des provinciaux (lui qui est né à Strasbourg), de la petite bourgeoisie, des touristes (voir son extraordinaire panorama des Bains de mer), du « romantisme bon ton », etc. Avec Doré, le XIXe siècle est bien plus drôle qu’il n’y paraît.

Gustave Doré, « La Cour de la prison de Newgate », in London: A Pilgrimage, 1872.

L’Européen

Voyageur, l’artiste se mue en reporter et visite l’Europe, notamment Londres et l’Espagne. De la capitale de l’empire britannique, à la fois ville la plus riche du monde et cloaque où se concentre la plus grande pauvreté, il tire un ouvrage majeur, Londres : un pèlerinage, publié au lendemain de la guerre de 1870. Doré y fixe pour des décennies l’image de la ville-monstre à l’époque victorienne : mégalopole fourmillante dont l’architecture massive écrase les foules, Babylone qui parque les classes moyennes dans des cités-dortoirs mais aussi lieu de résidence d’une haute société à l’élégance irréelle, obnubilée par les courses de chevaux… L’illustrateur n’hésite pas à fréquenter les coupe-gorges pour réaliser ses croquis, où se mêlent les perspectives fantastiques et les vues plongeantes vertigineuses, infernales. Il parcourt également l’Espagne, à travers son Don Quichotte, pour en montrer la pauvreté et sa cohorte de laissés-pour-compte : diseuses de bonne aventure dansant le sabbat, contrebandiers, mendiants et musiciens.

L’homme engagé

Ainsi Gustave Doré est-il l’un des grands chroniqueurs des années 1840–1880. Il expose les conditions sociales de ses contemporains, ceux de Londres et d’ailleurs. Une gravure comme La Cour de la prison de Newgate, qui sera copiée par Van Gogh, est à ce titre une incroyable scène de désarroi humain, où la beauté abstraite se nourrit de l’absurde nu. Peintre d’Histoire ambigu, « à la fois réaliste et chimérique », comme l’affirme Théophile Gaultier, il prend la guerre de 1870 comme thème d’un grand nombre de toiles. À ce titre, L’Énigme (1871) du musée d’Orsay est emblématique. À la fois paysage de désolation, tableau mythologique et scène de bataille, elle montre en grisaille la France vaincue implorant un sphinx sans réponse.

Gustave Doré, Joyeuseté, dit aussi À saute-mouton, vers 1881, Paris, musée d‘Orsay © Dist.RMN-Grand Palais/Patrice Schmidt.

Peintre pompier et sculpteur romantique

Artiste total, Doré fut aussi peintre et sculpteur. Ses toiles religieuses formulent un véritable catéchisme : visible à Orsay, le gigantesque Christ quittant le prétoire de 1874–1880, prêté par le musée des Beaux-Arts de Nantes, se place dans la lignée des Noces de Cana de Véronèse, tandis que Le Triomphe du christianisme sur le paganisme (1868), conservé aux États-Unis, prend plutôt comme modèle les Jugements Derniers de la Contre-Réforme. Mais aux grandes ambitions de Gustave Doré comme peintre d’Histoire manque un certain souffle. Hésitant entre romantisme et symbolisme (voir cet incroyable Entre ciel et terre à la Ensor, avec une grenouille flottant dans les airs), il se fait tardivement peintre de paysages, et se laisse aller au dépouillement et au sublime à la Friedrich. À quarante-cinq ans, sur le tard, il se met aussi à la sculpture en autodidacte, et réalise avec une certaine naïveté mais beaucoup d’audace technique des scènes anecdotiques, voire comiques comme ces personnages médiévaux jouant à saute-mouton, ou des monuments patriotiques.

L’« inventeur » du cinéma

Trop théâtral selon Zola, Gustave Doré a été reconnu comme l’un des précurseurs du cinéma. Pratiquant les projections à la lanterne magique et les tableaux vivants, il révèle dans ses gravures une iconographie fantasmagorique de nature hantée qui annonce les dessins animés de Walt Disney, en particulier ses illustrations des Contes de Perrault, que l’on retrouve également chez Georges Méliès ou le Jean Cocteau de La Belle et la Bête. Sa Bible influence, un siècle plus tard, les péplums hollywoodiens : son armée égyptienne engloutie dans la mer Rouge et son Moïse sont ceux des Dix Commandements de Cecil B. DeMille. Ses paysages crépusculaires d’Écosse annoncent ceux de l’heroic fantasy type Le Seigneur des Anneaux, et ses visions de Londres sont des uchronies dont on retrouve trace dans la science-fiction. Doré, artiste non pas d’un siècle, mais de quelques-uns.


Retrouvez dans l’Encyclo : Gustave Doré

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