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Florence 1401 : duel esthétique aux portes du baptistère

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Publié le , mis à jour le
L’exposition Le Printemps de la Renaissance – La sculpture et les arts à Florence 1400–1460 au Louvre présente de manière exceptionnelle, entre autres chefs-d’œuvre, les deux reliefs du Sacrifice d’Isaac, exécutés par Lorenzo Ghiberti et Filippo Brunelleschi pour le concours des portes du baptistère de Florence. Récit d’un âpre lutte esthétique qui marqua le début de la Renaissance.

Filippo Brunelleschi, Le Sacrifice d’Isaac, 1401, bronze partiellement doré, Florence, musée national du Bargello © Lorenzo Mennonna, courtesy of Italian Ministry for Cultural Heritage and Activities.

L’année 1401 marque un tournant dans l’histoire de l’art, souvent associé à la césure esthétique entre Moyen Âge et Renaissance. C’est l’année qui voit, à Florence, le moderne l’emporter sur l’ancien, dans un concours artistique resté légendaire. À ma gauche, Filippo Brunelleschi, vingt-quatre ans, futur architecte du dôme de la cathédrale Santa Maria del Fiore (à partir de 1418). À ma droite, un inconnu, Lorenzo Ghiberti, d’un an son cadet. L’enjeu : réaliser les bas-reliefs en bronze ornant la porte nord du baptistère Saint-Jean, édifice octogonal bâti à quelques mètres de la cathédrale.

Le concours est organisé par l’Arte di Calimala, riche corporation du Change et de la Laine qui joue le rôle de banque européenne, et qui commande de nombreuses œuvres aux artistes de l’époque. Six jeunes artistes y participent, notamment, outre Brunelleschi et Ghiberti, les sculpteurs Niccolò di Piero Lamberti et Jacopo della Quercia. Chaque candidat doit présenter un relief en bronze sur le thème du Sacrifice d’Isaac.

La modernité, c’est l’antique

Les reliefs de Brunelleschi et Ghiberti ont particulièrement retenu l’attention des jurés. Chacun, par son style, ne se dépare pas totalement du gothique international alors en vogue – nous sommes en 1401, soit encore en plein Moyen Âge, même si Giotto un siècle plus tôt a significativement fait bouger les lignes. Chaque composition est incluse dans un cadre quadrilobé, le paysage n’est que partiellement évoqué et la perspective, principale avancée technique de la Renaissance, est quasi inexistante.

Mais tous deux jouent la nouveauté en faisant clairement référence à la sculpture de l’Antiquité classique. Ainsi Brunelleschi reproduit-il, en bas à gauche, le Tireur d’épine en bronze d’époque romaine (précieusement conservé à Rome depuis toujours), tandis que Ghiberti reprend pour son Isaac un Torse de centaure au modelé antiquisant, « réaliste ».

Lorenzo Ghiberti, Le Sacrifice d’Isaac, 1401, bronze partiellement doré. Florence, musée national du Bargello © Lorenzo Mennonna, courtesy of Italian Ministry for Cultural Heritage and Activities.

Si les deux œuvres témoignent, malgré le jeune âge de leurs auteurs, d’une grande qualité de conception et d’exécution, c’est le modello de Ghiberti qui est choisi. Pourquoi ? Les spécialistes pointent, chez Brunelleschi, un espace « fragmenté et presque centripète » (convergeant vers le centre), quand Ghiberti adopte un espace « unitaire et compact ». Ça n’a l’air de rien comme ça, mais là se situe la scission entre deux conceptions de l’art, de l’esprit, du monde.

Désordre vs harmonie

« À l’ancienne », Brunelleschi multiplie les scènes sur une surface réduite, pyramidale, dans un certain désordre : c’est le mode médiéval, où chaque lieu de l’image correspond à un épisode ou une anecdote du texte sacré, comme dans les fresques des églises ou les miniatures des scriptoriums. L’artiste, pourtant, ose : en pendants, les deux serviteurs au bas de l’image sont figurés dans des poses acrobatiques (dont le Tireur d’épine, ici vêtu), et leur corps déborde même du cadre. Audacieuse également est la pose en zigzag d’Isaac, le cou tenu par son père Abraham, vêtu d’un somptueux drapé. Mais l’ensemble dénote un maniérisme exacerbé et dramatique qui reste encore proche du style gothique, et dont les artistes de la Renaissance se démarqueront par une certaine placidité d’expression.

Détails : à gauche, la figure du Tireur d’épine chez Brunelleschi, à droite, Abraham et Isaac par Ghiberti.

Chez Ghiberti, la scène est nettement scindée en deux parties, séparées par une diagonale enroulée, mais homogène. Là aussi le drapé est travaillé de manière splendide, s’envolant dans une légèreté inouïe, et les détails de la fonte d’une qualité remarquable. Mais la sensation qui se dégage de la scène, malgré son caractère terrifiant, est celle d’un calme, d’une harmonie tranquilles. Chaque chose est à sa place, le rationalisme s’insinue dans la scène biblique, et l’homme est remis au centre, présidant à l’ordre du monde. Les serviteurs conversent et ignorent le sacrifice qui a lieu, Abraham et Isaac semblent danser ensemble, accordant leur déhanché à l’antique, ce contrapposto grec ou « chiasme polyclétéen », trapèze formé par les hanches et les épaules du modèle, que l’on retrouvera dans le David de Michel-Ange. La figure d’Isaac, nu, privé de ses tibias et réduit à un buste, n’est d’ailleurs qu’un hommage à la statuaire gréco-romaine.

On dit qu’à la vue du relief de Ghiberti, Brunelleschi jeta l’éponge et abandonna le concours. Il fallut cependant vingt ans avant que les vingt-huit panneaux de Ghiberti ne soient fondus et définitivement installés, l’artiste ayant également été choisi pour réaliser, à partir de 1425, les reliefs de la porte principale du baptistère (dite « porte du Paradis »). Entre-temps, la Renaissance était née.

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