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Une scène de banquet de Jordaens, fou du roi

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Publié le , mis à jour le
Dans une scénographie à la limite du kitsch, l’exposition du Petit Palais, à Paris, rend hommage au grand Jacques Jordaens (1593–1678), et à sa liberté de ton et de touche. La toile Le Roi boit !, dont l’artiste peignit plusieurs versions, en est l’un des exemples les plus célèbres. Analyse.

Jacques Jordaens, Le Roi boit !, vers 1638–1640, 156 × 210 cm © Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles/Photo J. Geleyns/www.roscan.be.

Né en 1593 à Anvers, Jacques Jordaens (ne l’appelez plus Jacob) peint cette série du Roi boit ! entre 1638 et 1650, alors qu’il parvient enfin à sortir de l’ombre de ses maîtres, Rubens et Van Dyck (qui disparaissent respectivement en 1640 et 1641). Il est alors reconnu comme le plus grand peintre des Pays-Bas méridionaux (les actuels Belgique et Luxembourg, et une partie du Nord Pas-de-Calais), et on lui confie des commandes que Rubens n’a pu achever.

Jordaens doit alors sa célébrité en partie à sa participation à la réalisation de décors aux côtés de Rubens, et à des commandes de tableaux d’autels ou mythologiques (notamment pour la reine d’Angleterre). Son style ample et chaud doit autant à la fantaisie toute flamande de Rubens qu’à la révélation du clair-obscur du Caravage, ou à la science des matières et des couleurs de Van Dyck.

Cette toile représente une scène de célébration familiale de l’Épiphanie, commune dans l’iconographie de l’époque : la fête a généralement lieu le 6 janvier, et commémore la visite des Rois mages à l’Enfant Jésus. Mais Jordaens y apporte une allégresse et une irrévérence rarement égalés. D’un sujet trivial – une scène de beuverie –, il fait une peinture d’histoire.

Lors de la fête des Rois est choisi un roi, comme c’est toujours le cas aujourd’hui. Au XVIIe siècle aux Pays-Bas (catholiques), on procède en tirant au sort des cartons imprimés, ou en partageant un gâteau dans lequel a été glissé une véritable fève, une pièce ou un jeton (tradition qui se poursuit encore). Le « roi » (ou la reine si une femme gagne), coiffé d’une couronne en papier, préside alors la fête, et chaque fois qu’il lève son verre, l’assemblée s’écrit en chœur « Le roi boit ! », et l’imite. Tout contrevenant voit ses joues noircies à la suie – cette tradition n’a, en revanche, pas perduré.

Au centre de la toile, l’heureux roi, qui semble être le doyen de la famille, trône à la table, entouré de convives prêts à hurler « Le roi boit ! » tandis qu’il porte le verre à ses lèvres – l’allégresse générale semble indiquer qu’il ne s’agit pas du premier. Extraordinaire galerie de portraits (ceux en l’occurrence de la famille du peintre, et lui-même vomissant au premier plan) dans lesquels Jordaens n’hésite pas à tordre les bouches et à montrer les fêtards régurgitant ou titubant, l’œuvre est également une nature morte précise. Ainsi tous les sens sont-ils sollicités : vue, odorat, goût, toucher, ouïe.

La scène est saisie avec une spontanéité déconcertante (l’enfant dont on nettoie le derrière, le chien bondissant, l’homme qui regarde vers le spectateur, prêt à tomber en arrière), tout en étant parfaitement construite, à la manière d’une Cène. Elle évoque les « bambochades » contemporaines, nom donné aux scènes de genre dont le peintre hollandais Pieter Van Laer s’était fait une spécialité, ou aux Ivrognes de Vélasquez, datés de 1629, et annonce l’exubérance des scènes de joie moralistes de Jan Steen.

Sur le mur du fond, on peut lire dans un cartouche : « In eenvrygelachistgoetgastsyn », qui signifie « Où la boisson est gratuite, il fait bon être invité ». Comme souvent dans la peinture du XVIIe siècle, cette scène intime fait écho habilement au contexte politique de l’époque. Ainsi le roi qui boit est-il une allégorie du mauvais gouvernement, se fourvoyant dans des mœurs dissolues et des dépenses inutiles. Jordaens, en fou du roi, révèle ainsi son caractère moraliste.

 

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