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La Giulietta de Bertrand Lavier, “ready-destroyed” fascinant

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Publié le , mis à jour le
On a aimé, beaucoup aimé la rétrospective de Bertrand Lavier au Centre Pompidou. Parmi les œuvres qui ont retenu notre attention, Giulietta persiste dans le souvenir, en écho formel à nos angoisses et à nos désirs.

L’exposition Bertrand Lavier, depuis 1969 est remarquable à plus d’un titre. D’abord parce que le Musée national d’Art moderne rend enfin hommage à l’un des artistes contemporains français les plus importants d’aujourd’hui, passeur entre le ready-made duchampien et l’ironie formelle de l’art actuel. Ensuite parce que l’expo est très bien faite, l’accrochage remarquable, le propos clair et précis. Enfin, parce qu’on donne à voir là estun dosage très juste entre fond et forme, entre une réflexion à la fois profonde et accessible sur l’art, l’image, le musée, et une réelle délectation esthétique.

Bertrand Lavier, né en 1949, est devenu célèbre grâce notamment à ses juxtapositions d’objets, comme le fameux canapé sur congélateur La Bocca/Bosch, ses objets peints de leur propre couleur (le piano Steinway & Sons) ou plus récemment ses objets soclés (ainsi l’ours en peluche Teddy). Objets que l’artiste chaque fois met à distance, muséifie pour mieux révéler notre attachement à eux.

Bertrand Lavier, Giulietta, 1993, vue de l’exposition Bertrand Lavier, depuis 1969, Paris, Centre Pompidou – Musée national d’Art moderne, 2012.

Parmi ceux-ci, Giulietta est une œuvre emblématique de l’exposition. Présentée au centre d’une salle consacrée à « l’émotion », elle renvoie au mythe moderniste et à l’histoire de la sculpture contemporaine, mais aussi à celle du cinéma et de la littérature. En 1993, Bertrand Lavier visite une casse et décide de « sauver », selon son expression, une carcasse de voiture – c’est ce qu’il nomme un « ready-destroyed ». Il choisit une Alfa Romeo Giulietta, fameux modèle de la marque automobile italienne dont la production a débuté dans les années 1950. Cabossée de toute part, la carrosserie du véhicule est d’un rouge flamboyant. Une couleur qui renvoie au sang, à la chair et à la violence, mais aussi à un ton écarlate brillant, glossy, qui est celui des attributs féminins que sont le vernis à ongles ou le rouge à lèvres.

Giulietta est aussi un prénom de femme – celui, notamment, d’une héroïne dont l’amour pour un (Alfa) Romeo mena à la mort. La comparaison entre femmes et voitures a fait long feu, et la passion automobile a souvent été rapprochée de la libido. La voiture est « l’objet parfaitement magique » selon Roland Barthes, qui fait référence dans son fameux chapitre des Mythologies sur la Citroën DS à son aspect lisse, « attribut de la perfection ». Objet fétiche aimé, envié, moderne par excellence, c’est un symbole de liberté, de progrès, de vitesse, de maîtrise, de domination virile enfin.

Mais ici, c’est une voiture accidentée que Bertrand Lavier place sur un piédestal. La lumière nette met en valeurs les arêtes vives de son corps blessé, la mutation irrémédiable, monstrueuse, de son profil autrefois glorieux. On s’attarde à contempler ses plaies, béances hypnotiques que l’on souhaiterait toucher comme saint Thomas plongeant de manière indécente le doigt dans la blessure du Christ. On tente de deviner quel fracas terrible a pu conduire la tôle à se froisser ainsi, on essaie de reconstituer le scénario catastrophe.

Giulietta est l’image même de la rencontre entre la beauté et la mort. Elle renvoie à cette fascination perverse pour le corps accidenté et la beauté ravagée qu’ont relevé les artistes, de la « carcasse superbe » évoquée par Baudelaire dans le poème Une Charogne, à l’accident de voiture selon J.G. Ballard dans son roman Crash : « un extraordinaire événement sexuel, la libération de la libido humaine et de celle de la machine ». 

Concentré d’émotions demeurant là comme témoignage matériel d’une déflagration d’énergie, Giulietta est un objet primitif, énigmatique et magnétique comme une météorite provenant d’un big bang lointain, fossile de nos angoisses et de nos désirs enfouis.

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